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Colloque « Portraits de Famille : Modèles et représentations de la famille contemporaine nord-américaine »

Université Jean Monnet Saint-Étienne, 27 et 28 septembre 2018

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Ce colloque international était organisé par Sophie Chapuis (Université Jean Monnet Saint-Étienne) et Marie Moreau (Université Jean Moulin Lyon 3). Il était accueilli par le Centre d’Études sur les Langues et les Littératures Étrangères et Comparées de l’Université de Saint-Étienne. Des chercheurs en études américaines, spécialistes de différentes disciplines, ont échangé pendant un jour et demi sur la thématique de la famille selon deux axes principaux. D’une part, il était question du rapport de l’Amérique du Nord à la norme à travers la persistance de la primauté du modèle familial nucléaire, traditionnel. D’autre part, il s’agissait d’interroger la réécriture de l’histoire familiale, aussi bien collective qu’individuelle, comme vecteur de légitimité et de stabilité.

  Plusieurs communications ont étudié la place de la tradition et de la norme dans les représentations contemporaines de la famille nord-américaine. Yvonne-Marie Rogez (Université Paris 2 Panthéon Assas) a analysé les trois premières saisons de la série Fear the Walking Dead (AMC, 2015-) et a montré comment, malgré le cadre post-apocalyptique de la série, celle-ci met en avant la primauté de la valeur « famille » comme la dernière garante d’une illusion de bonheur. Une grande partie des arcs narratifs concerne la famille, avec de nombreux ressorts classiques des sagas familiales (family drama) ou des soap-operas : la question de l’autorité parentale, les rivalités entre frères et sœurs, etc. Ainsi les thématiques liées à la famille supplantent, par moments, les spécificités d’un monde post-apocalyptique. Malgré l’invasion des zombies, les personnages cherchent en permanence à retrouver cette cellule familiale composée de deux parents et leurs enfants. Le chaos ne détruit pas les liens familiaux car la famille nucléaire est symboliquement intouchable, ce qui rassure le téléspectateur. Béatrice Pire (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) s’est intéressée à des auteurs post-modernistes de la seconde génération, tels que Jonathan Franzen, David Foster Wallace ou encore Rick Moody. Ces auteurs sont confrontés au chaos symbolique laissé par leurs aînés lorsqu’ils ont déconstruit le roman. En parallèle, dans les années 1960 et 1970 la société a remis en question le modèle de la famille traditionnelle. Face à cette double perte de repères, la famille constitue un refuge pour ces auteurs qui rompent ainsi avec la tradition de déconstruction du courant post-moderniste. Ce besoin de stabilité explique le retour au thème de la famille chez ces auteurs.

Pour Sandra Becker (Université de Groningen) le rétablissement de l’ordre dans le chaos est également l’objet des représentations du patriarche dans les séries Dexter (Showtime, 2006-2013) et Breaking Bad (AMC, 2008-2013). Les deux pères recouvrent leur agentivité perdue à travers la réaffirmation d’une « masculinité geek » et la restauration d’une autorité patriarcale qui permet le rétablissement du privilège visible de l’homme blanc, misogyne et raciste dans la culture américaine. Ces deux hommes – qui ne doivent leurs réussites qu’à eux-mêmes (« self-made men ») et sont les principaux pourvoyeurs de la famille – correspondent à une version idéalisée de la figure traditionnelle du père.

L’importance de la cellule familiale nucléaire est également représentée par les couples de célébrités qui sont élevés au rang de « familles nationales » en mettant en scène les clichés de leurs nouveau-nés. La forte valeur symbolique attribuée à ces représentations est suggérée par le prix considérable de ces photos. Eva Maria Schörgenhuber (Université de Vienne) a analysé l’évolution de la mise en scène et de la diffusion de ces photos, notamment dans les familles Jolie-Pitt, Kardashian-West et Knowles-Carter. Dans un premier temps elles apparaissent dans les médias historiques puis les célébrités reprennent le pouvoir sur leurs images et les distribuent directement sur les réseaux sociaux. L’attrait pour ces images ne faiblit pas et la vie de ces familles est suivie pas à pas. La primauté de la famille idéale et traditionnelle est notable dans ces cas car les clichés les plus prisés sont ceux des familles dont les enfants sont biologiquement liés aux parents, dans une relation hétérosexuelle stable composée de deux adultes. En effet, les clichés des mères célibataires qui adoptent à l’étranger, comme Sandra Bullock, ou des familles homoparentales, comme Neil Patrick Harris et David Burka, ne sont pas vendus aussi chers et ils sont moins diffusés. De plus, les photos de mariages ou d’autres moments de la vie de couple ne sont pas aussi prisées. Il apparaît en conséquence que les enfants, biologiques en particulier, sont perçus comme le ciment de la famille.

Cette primauté de l’enfant dans la définition de la norme souligne le maintien des couples interraciaux à la marge. En effet, Églantine Zatout (Université Paris-Est Marne-la-Vallée) a analysé les séries de la créatrice et showrunner Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy (ABC, 2005-), Private Practice (ABC, 2007-2013), Scandal (ABC, 2012-2018) et How To Get Away With Murder (ABC, 2014-)). Elle a montré que les couples interraciaux de ces œuvres télévisuelles ne parviennent pas à avoir d’enfants, biologiques ou non. Sur les dix-neuf couples représentés, seuls deux réussissent à avoir un enfant.  Néanmoins, la première famille déménage : elle sort symboliquement du champ. La seconde se dissout : les parents divorcent avant la naissance. Deux de ces séries sont achevées et, à la fin de l’ultime saison, aucun couple interracial hétérosexuel n’est marié : l’accès au bonheur domestique classique reste de ce fait réservé aux couples hétérosexuels intra-raciaux. Ces couples sont représentés de plus en plus fréquemment à cause de l’avènement du modèle d’une société « color-blind », dans laquelle la question de la race n’aurait plus d’importance dans la destinée des individus et n’aurait ainsi plus besoin d’être abordée expressément. La diversité est paradoxalement la condition sine qua non à l’établissement de l’idéal « color-blind » parce qu’on ne peut affirmer ne pas voir la couleur de peau en présentant une société racialement homogène. En conséquence, le nombre de couples interraciaux augmente, ce qui amène certains critiques de télévision à saluer la « normalisation » de ces couples dans la société américaine. Cependant, ces séries révèlent la persistance du tabou puisque ces couples n’atteignent pas le statut de famille : unité stable, légalement reconnue et ayant des enfants.

Pour Mokhtar Ben Barka (Université de Valencienne et du Hainaut-Cambrésis) la famille traditionnelle est politiquement très importante, notamment pour la droite évangélique qui en a fait son cheval de bataille. Ce courant politique est fondé sur la conviction que l’actuelle désacralisation de la famille est un complot contre la nation. Ainsi convient-il de restaurer le patriarcat pour la sauver. La vision de la famille présentée par ce groupe est idéalisée et tient d’une réécriture de l’histoire, puisqu’ils expliquent que la famille nucléaire hétérosexuelle est le modèle biblique qui a toujours existé, d’où sa légitimité. Cette ligne de pensée connaît un succès politique indéniable depuis la campagne présidentielle de Ronald Reagan, qui signe le début de l’inclusion de leurs revendications dans le programme du Parti républicain.  L’élection de Donald Trump est également une victoire pour ce courant et montre le besoin de stabilité d’une société qui va toujours plus vite. L’utilisation de l’histoire pour légitimer un positionnement politique est également notable des deux côtés de l’échiquier politique sur la question féminine. Hélène Quanquin (Université de Lille) a montré comment aussi bien les pro- que les anti-avortement revendiquent l’héritage des mères symboliques du féminisme américain. « Le mouvement pour la vie » (pro-life) affirme par exemple que les suffragettes américaines entendaient préserver le modèle familial traditionnel, d’où leur opposition à l’avortement. En d’autres termes, la quête de légitimité nécessite de situer sa pensée en continuité avec l’histoire longue. Or, les féministes du XIXème siècle ne se sont pas exprimées directement sur le sujet de l’avortement parce que celui-ci ne faisait pas l’unanimité et demeurait largement tabou. L’utilisation actuelle de cette histoire reste donc partielle et passe sous silence la diversité des opinions du mouvement de l’époque. L’étude de cette période est pourtant cruciale pour comprendre les enjeux de pouvoir actuels. En effet, les mouvements féministes du XIXème siècle étaient majoritairement composés de femmes blanches de la classe moyenne et n’embrassaient pas nécessairement la cause des femmes non-blanches. Ce portrait d’ensemble doit être nuancé puisque certaines femmes des classes moyennes supérieures étaient contre l’obtention du droit de vote en vertu d’intérêts de classes, d’autres étaient impliquées dans la lutte pour les droits des femmes africaines-américaines. Enfin, d’aucunes avaient une vision radicale de la famille, en rupture avec le discours des personnes anti-avortement  contemporaines.

À l’échelle individuelle, la réécriture de l’histoire ou l’appropriation culturelle de l’identité sert de légitimité à Iron Eyes Cody. Yona Dureau (Université Jean Monnet Saint-Étienne) a présenté le parcours atypique de cet acteur qui s’est inventé une histoire familiale et a prétendu pendant des années être amérindien alors qu’il était d’origine italienne. Cette imposture lui a permis de construire sa carrière, puisqu’il a incarné un amérindien dans plus de deux cents westerns et dans une célèbre publicité pour la protection de la Nature. En outre, elle lui a conféré la légitimité nécessaire pour devenir le porte-parole de la communauté et œuvrer à sa défense. La reconstruction de l’histoire familiale est également l’objet des œuvres fictionnelles étudiées par Saloua Karoui-Elounelli (École Normale Supérieur / Université de Tunis). Elle s’est intéressée à Second Skin de John Hawkes (1964), The Book of Daniel de E.L. Doctorow (1971) et October Light de John Gardner (1976). Dans ces trois romans, le narrateur reconstruit sa vie par l’écriture à cause d’une histoire familiale violente. En effet, le suicide et l’inceste font partie des blessures que le geste d’écriture entend panser, comme un acte de résistance, de survie. Ainsi, l’acte d’écriture et de reconstruction après le trauma tiennent d’un positionnement éthique pour le narrateur. Ces questionnements illustrent la perte de repères et sont au cœur de la littérature de la crise d’après Seconde Guerre mondiale. Le trauma national que représente le 11 septembre est la toile de fond du roman de Thomas Pynchon, Bleeding Edge (2013). Bastien Meresse (chercheur indépendant) s’est interrogé sur le choix de l’auteur de revenir à la forme du roman familial pour faire face aux nouveaux défis du monde. Cette relation à la modernité est soulignée par l’utilisation des technologies de l’information dans le roman : celles-ci participent aux guerres contre le terrorisme, en Afghanistan puis en Irak, et à la dissémination de théories du complot qui déstabilisent un peu plus le monde. La fragmentation est représentée symboliquement par les décombres des tours jumelles. La famille devient alors la valeur refuge pour l’auteur, un moyen de remettre de l’ordre dans le chaos.

La réécriture de l’histoire familiale à l’échelle individuelle et communautaire est également à l’origine du mouvement migratoire des Africains-Américains du nord du pays au sud. Nicolas Raulin (EHESS) a étudié les raisons et conditions de ce « retour aux origines ». Il distingue deux types de migrants. D’abord, il y a ceux qui ont effectivement des liens familiaux avec le Sud : ils appartiennent aux classes populaires et migrent dans des zones économiquement défavorisées. D’autres n’ont pas d’histoire familiale réelle dans le Sud mais pensent retourner sur les traces du passé, ils sont sociologiquement jeunes, éduqués, appartenant à la classe moyenne et dans des relations de couples stables. Nicolas Raulin attribue l’attrait pour cette nouvelle forme de migration depuis les années 1970 au succès de Roots, le roman d’Alex Haley d’abord (1976), puis son adaptation en mini-série (1977), qui créent un renouveau d’intérêt pour la généalogie et une nouvelle forme d’identité collective pour la communauté africaine-américaine. À la même période, le magazine Ebony publie de nombreux articles (des années 1970 à 1990) qui présentent le Sud comme la terre des ancêtres et invitent au retour par la mise en avant d’histoires de réussites familiales. En d’autres termes, les Africains-Américains reconstituent une histoire collective. D’autres communautés s’attachent à faire survivre leur histoire : c’est le cas de la communauté arménienne de Los Angeles par exemple. Anouche Der Sarkissian (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle) a mené une étude qualitative en 2017-2018 auprès de ces familles et a observé comment elles constituent des réseaux de mémoire notamment par l’établissement de lieux de sociabilisations spécifiques pour tous les âges. En particulier, elles créent des écoles qui sont envisagées comme des vecteurs de mariages endogames, dans la mesure où les familles espèrent que les enfants trouvent leurs futurs conjoints grâce à cette sociabilisation dans le groupe tout au long de l’enfance. Cette communauté, très soudée, utilise les nouvelles technologies pour conserver un lien fort, particulièrement par le biais de groupes Facebook secrets où les membres peuvent trouver une baby-sitter, un médecin ou un avocat arménien. Les personnes travaillent en famille. Si une baby-sitter est engagée, tous les membres de la famille sont susceptibles de la remplacer occasionnellement. Cela souligne la solidarité au sein de ce groupe ainsi que l’intersection entre la minorisation de classe et celle due à l’histoire de l’immigration.

La préservation de l’histoire familiale est également l’enjeu de l’album de famille étudié par Mette Sandbye (Université de Copenhague). Ce médium est utilisé par les familles pour construire l’histoire familiale, la mettre en scène et la préserver. En effet, les photographies documentent la vie des familles américaines car elles montrent ce qui est important à leurs yeux. L’acquisition d’un nouvel appareil électroménager peut faire l’objet d’une photo, comme lorsque des couples posent devant leur nouveau réfrigérateur par exemple. Ces albums sont transmis des parents aux enfants afin de préserver les mises en scène choisies. Le potentiel mémoriel de la photo est mis en avant par les publicités Kodak des années 1960-1970. Elles montrent des familles de la classe moyenne souriantes qui prennent la pose ensemble, tout comme les albums familiaux privés par la suite. En effet, la compagnie Kodak donne à voir la famille américaine typique : cette construction sert de modèle aux familles, ce qui explique la similarité des photos d’une famille à l’autre.

Ce colloque a montré la contemporanéité de la thématique de la famille dans le contexte nord-américain et à travers de multiples objets d’étude. Ces communications ont souligné le retour ou la persistance du modèle familial traditionnel comme rempart à un monde en mouvement et en mutation. Celui-ci demeure la valeur refuge, comme l’illustrent les fictions littéraires ou télévisuelles actuelles qui mettent l’accent sur la normativité de la famille quelles que soient les circonstances. L’inscription d’un comportement ou d’une valeur dans un ancrage historique et familial lui confère une légitimité du fait de la stabilité présentée. Ce besoin de continuité traduit les inquiétudes actuelles face aux transformations de la société. La définition de la famille est alors au cœur de la « guerre culturelle » contemporaine, dans la mesure où le retour du conservatisme, depuis les années 1970, va de pair avec la résurgence du modèle familial traditionnel soulignée par les communications de ce colloque.


Auteur

Églantine Zatout est agrégée d'anglais et doctorante en civilisation américaine à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Sa thèse de doctorat porte sur les problématiques liées à l’identité de genre, de races et à l’orientation sexuelle. Elle s'intéresse en particulier à l'intégration des couples interraciaux LGBTQ dans leur environnement social et familial ainsi la construction des identités raciales et LGBTQ.

Pour citer cet article

Églantine Zatout, Colloque « Portraits de Famille : Modèles et représentations de la famille contemporaine nord-américaine », ©2019 Quaderna, mis en ligne le 6 décembre 2019, url permanente : https://quaderna.org/4/comptes-rendus-de-colloques-4/colloque-portraits-de-famille-modeles-et-representations-de-la-famille-contemporaine-nord-americaine/

Colloque « Portraits de Famille : Modèles et représentations de la famille contemporaine nord-américaine »
Églantine Zatout

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