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Colloque « La révolution : 1968 et la politique des arts aux États-Unis »

Université Toulouse Jean Jaurès, 21 et 22 novembre 2018

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Le colloque international « La révolution : 1968 et la politique des arts aux États-Unis » s’est tenu à Toulouse les 21 et 22 novembre 2018 sous la double égide des Universités Toulouse II – Jean Jaurès et Paul Valéry – Montpellier III. Le comité scientifique, composé de Zachary Baqué (Université Toulouse – Jean Jaurès), de Claude Chastagner (Université Paul Valéry – Montpellier III) et d’Émeline Jouve (Université Toulouse II – Jean Jaurès), a prévu un deuxième volet à ce colloque qui doit avoir lieu sur le site de l’université de Montpellier en novembre 2019 et aborder la question de ce que l’année 1968 a laissé en héritage dans le domaine des arts.

Le 21 novembre au soir à la librairie Terra Nova, le colloque s’est ouvert sur une discussion à propos du « Living Theatre au festival d’Avignon en 1968 » entre Michel Mathieu, fondateur de la compagnie du Théâtre 2 l’Acte en 1968, et Émeline Jouve qui a récemment publié Avignon 68 & le Living Theatre, Mémoires d’une révolution chez Deuxième Époque en 2018. Cinquante ans après les faits, Michel Mathieu revient sur les souvenirs de la rencontre avec le Living Theatre, une troupe newyorkaise anarchique qui se distinguait par son travail novateur sur le corps, son engagement politique ainsi que par la reconsidération des frontières de la représentation. La rencontre avec le Living et la découverte de la pièce Paradise Now ont servi de catalyseurs dans le renouvellement des pratiques théâtrales que Théâtre 2 l’Acte proposait et qui tendait vers un « théâtre de la présence » au centre duquel les liens entre acteurs et spectateurs étaient repensés.

Le premier panel de la journée du 22 novembre proposait de se plonger directement au cœur de la musique de 1968. En se penchant sur Silver Apples – un groupe relativement méconnu malgré le classement de leur premier album dans le Billboards Charts – Claude Chastagner met en évidence la qualité contestataire de leur musique qui était pourtant bien loin des standards de la « protest song ». À travers une instrumentation plus moderne qui se réduisait à l’utilisation d’un oscillateur audio actionné par différentes parties du corps et simplement accompagné d’une batterie, les expérimentations musicales de Silver Apples délaissaient les formats et les structures musicales conventionnelles ou à la mode sans d’autre visée politique que l’exploration de territoires sonores. Le succès mineur rencontré par le groupe offre un contrepoint significatif à l’ethos prévalent de la contre-culture qui postulait une certaine méfiance vis-à-vis des technologies et prônait une implication politique de tous les instants. Leur absence d’engagement politique n’a cependant pas été sans conséquence sociale et culturelle, puisque Silver Apples fut le point d’entrée du minimalisme et de la répétition dans la musique populaire, après avoir été confinés à la musique expérimentale.

La communication de John Dean (Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) brosse un panorama plus large sur la place de la musique populaire dans le paysage culturel et politique de l’année 1968. Bien plus qu’une simple expression artistique, la musique venait incarner l’air du temps et ses contradictions. Elle pouvait être utilisée à des fins de réforme sociale ou bien pour réaffirmer une vision plus conservatrice de la société. La production musicale reflète en ce sens le clivage générationnel, politique et social qui parcourait les États-Unis, sous les effets conjugués de la Guerre du Vietnam, du Mouvement pour les Droits Civiques, de l’accès d’une plus grande partie de la population à l’enseignement supérieur et de la culture visuelle. Dean affirme qu’en étant sans cesse diffusée à la radio, la musique populaire a participé pour beaucoup à la propagation d’attitudes révolutionnaires, sans doute plus que les images qui étaient contraintes par un temps d’exposition médiatique plus cours, diffusées ou publiées seulement quelques fois avant d’être remplacées. Dans cet « âge d’or du rock and roll », la surexposition de la musique populaire, tant en termes qualitatif que quantitatif, pose une double possibilité : elle peut être appréhendée comme une célébration ou comme une dévalorisation de la culture.

La communication suivante s’interroge également sur la célébration et la dévalorisation de la culture, notamment par le biais de sa marchandisation, en retraçant l’histoire de la parution de l’anthologie phare du « Black Arts Movement », Black Fire: An Anthology of Afro-American Writing, compilée par des éditeurs noirs (Larry Neal et Amiri Baraka) et publiée par une maison d’édition blanche (William Morrow & Company). Yohann Lucas (Université Paris-Est Marne-la-Vallée) estime que malgré la révolte esthétique, politique, et épistémologique que le volume entend sonner contre la culture occidentale blanche et le Mouvement pour les Droits Civiques, les archives personnelles des éditeurs démontrent que les contraintes matérielles inhérentes à la production de l’ouvrage et le choix de l’anthologie comme médium plutôt conventionnel viennent, in fine, en affaiblir la portée subversive.

Amy Kirschke (University of North Carolina Wilmington) analyse quant à elle les dessins de presse publiés dans la presse africaine-américaine. Dans une tradition plus large qui démarre dans les années trente et se poursuit jusqu’à nos jours, Kirschke dévoile comment les dessinateurs de 1968 pouvaient prendre la mesure des maux de la société afin de les retranscrire lisiblement au public. Ce travail de diagnostic fut permis par un soutien financier plus conséquent des artistes africains-américains au cours des années soixante. La mise en regard de dessins datant de 1968 et de 2018 permet de manière plus vaste de constater la rémanence de thématiques telles que la gentrification, le gerrymandering, le vote noir, ou l’utilisation de drapeaux confédérés, alors qu’il s’agit précisément d’un support médiatique dont l’une des caractéristiques premières est l’éphémère.

Dans une communication sur les créations filmiques de Norman Mailer, Johan Callens (Universiteit Brussel) s’arrête sur la trilogie composée de Beyond the Law, Wild 90 et Maidstone. À peine esquissés en termes d’intrigue et de dialogue, ces trois films représentent pour Mailer l’occasion d’expérimenter autour du « cinéma vérité » et de poser la problématique construction du réel. La large part d’improvisation se révèle être une fenêtre de choix sur les éléments qui parcouraient et agitaient l’année 1968. Ainsi, les acteurs et actrices ne paraissent pas pouvoir se défaire de réflexes et de réflexions, comme l’illustrent les thématiques du sexe et de la violence qui semblent ressortir naturellement. Mailer, dans son émulation des œuvres filmiques d’Andy Warhol, défendait sa trilogie comme une expérience sociale ayant pour but de sillonner la ligne de fracture qui séparait documentaire et fiction, et creuser plus avant la question du star-system.

La communication de Thomas Argiro (Tunghai University) propose une relecture de « Assassination Raga », le poème élégiaque composé par l’icône Beat, Lawrence Ferlinghetti, à la suite de l’assassinat de Robert F. Kennedy. Argiro place cette réponse culturelle à un événement traumatique dans la double lignée de l’élégie « When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d » composée par Walt Whitman à la suite de l’assassinat d’Abraham Lincoln et de celle du poème « The Force That through the Green Fuse Drives the Flower » de Dylan Thomas. Dans cette double grille de lecture, le poème de Ferlinghetti rappelle que si la mort occupe une place de choix dans la culture états-unienne, elle doit également être l’instigatrice de transformations sociales et politiques. Ferlinghetti agite ainsi la nécessité de célébrer la mémoire de Robert F. Kennedy et de son combat pour les Droits Civiques, pour ensuite en dépasser le deuil afin de transcender les intérêts particuliers et antagonistes qui fragilisent la démocratie et exposent l’hypocrisie de la société.

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la pièce The Boys in the Band, Xavier Lemoine (Université Paris-Est Marne-la-Vallée) revient sur la réception politique de la première production ainsi que sur celle de la nouvelle adaptation qui en a été faite en 2018. La communication tisse une analyse comparée entre une pièce qui a rencontré des difficultés de production et de promotion dans une société pré-Stonewall et une nouvelle production portée à la fois par un casting étincelant uniquement composé d’acteurs ouvertement homosexuels, mais aussi par un processus de mythification qui propose de faire revivre une époque. Si la mise en scène est plus audacieuse dans sa représentation de la sensualité homosexuelle, la scénographie originale est globalement respectée, en renversant notamment l’espace habituellement secret du placard pour le projeter sous les feux de la rampe. Lemoine souligne comment cette re-création réinterroge le sens d’un pan de l’histoire gay américaine et participe à un processus de normalisation avec l’établissement d’un canon.

La communication de Julian Delgado (CRAL / EHESS – IDAES / UNSAM / CONICET) porte sur l’exposition « Importación/ Exportación » réalisée par l’artiste argentine Marta Minujin. Fascinée par le mouvement hippie qui était en pleine effervescence et auquel elle avait pris part lors de voyages aux États-Unis, Minujin conçoit l’idée d’importer la culture hippie depuis les États-Unis vers Buenos Aires. Elle y arrive chargée de matériel et d’objets destinés à reproduire l’ambiance américaine. Dans une période marquée par l’émergence de la répression en Argentine, l’initiative artistique de Minujin veut exposer le public de Buenos Aires aux productions artistiques les plus récentes et surtout matérialiser l’implantation de la contreculture afin de pouvoir faire germer quelques-unes de ses idées en terre argentine.

Le colloque aboutit à une série d’échanges autour des différentes présentations, notamment sur le lien entre 1968 et 2018 qui est apparu en filigrane tout au long de la journée lors des discussions et dans quelques communications de manière plus directe. Les réverbérations des explorations artistiques qui se heurtent sans cesse au politique, la centralité du corps dans une performance artistique qui est le signe d’un engagement politique, ou encore les différents processus de valorisation d’une culture représentative d’un moment, sinon d’un mouvement, et son passage incertain à la postérité, sont autant d’axes de réflexions transversaux qui posent les fondations du deuxième volet en novembre 2019.

Le colloque se conclut sur la projection du film The Party au cinéma American Cosmograph situé dans le centre-ville, suivi d’une discussion avec le public, animée par Zachary Baqué. Autour d’un scénario plutôt sommaire, l’improvisation qui était caractéristique des films relativement confidentiels de Norman Mailer s’invite désormais à Hollywood. Malgré des critiques initiales peu élogieuses, Baqué rappelle que le film s’est par la suite établi comme une référence dans le genre comique, une liberté de ton et d’action qui fut encensée par la postérité.


Auteur

Yohann Lucas est doctorant à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée au sein de l’École Doctorale « Cultures et Sociétés » et membre du laboratoire LISAA. Prenant appui sur les méthodes de l’histoire du livre et de l’imprimé, sa recherche porte sur les magazines littéraires ainsi que les anthologies de la Renaissance de Harlem et du Black Arts Movement, et s’intéresse en particulier à leur incidence dans les processus de canonisation de la littérature africaine-américaine.

Pour citer cet article

Yohann Lucas, Colloque « La révolution : 1968 et la politique des arts aux États-Unis », ©2019 Quaderna, mis en ligne le 6 décembre 2019, url permanente : https://quaderna.org/4/comptes-rendus-de-colloques-4/colloque-la-revolution-1968-et-la-politique-des-arts-aux-etats-unis/

Colloque « La révolution : 1968 et la politique des arts aux États-Unis »
Yohann Lucas

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