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# 04 «Found in (Mis)Translation »

Till Dembeck et Rolf Parr (dir.), Literatur und Mehrsprachigkeit, Ein Handbuch, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017

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Depuis quelques années, les recherches sur le plurilinguisme connaissent un développement tout à fait impressionnant. Sous l’effet de la mondialisation galopante de nos sociétés actuelles et des mouvements migratoires de masse qui traversent le globe, le plurilinguisme, que ce soit comme phénomène de la vie sociale en général ou comme phénomène artistique en particulier, est devenu un important domaine de recherche (d’aucuns parleraient même de phénomène de mode), notamment en Lettres et Sciences humaines.

Longtemps marquées par le paradigme monolingue issu de l’ère des nations, les études littéraires ont elles aussi fini par s’emparer du sujet du plurilinguisme naguère réservé à la (socio)linguistique. Si les premières études pionnières sur le plurilinguisme littéraire remontent aux années 1960, ce n’est qu’à partir du tournant des années 2000 que ce thème de recherche s’est considérablement développé à l’échelle internationale, stimulé, entre autres, par le renouveau du débat autour de la notion de littérature mondiale (World Literature). Depuis lors, les réflexions théoriques et les études de cas se sont multipliées, en produisant une masse impressionnante de nouvelles connaissances.

À côté des spécialistes en langues romanes et en littérature comparée, ce sont les germanistes ou, plus largement, les chercheurs allemands et autrichiens qui ont été particulièrement actifs et productifs dans ce domaine, même si celui-ci reste intrinsèquement de nature transdisciplinaire et transnationale. Parmi les institutions qui se sont le plus illustrées dans la recherche sur les liens entre littérature et plurilinguisme, il faut notamment mentionner l’Université du Luxembourg, qui, sous la direction du département d’études germaniques et interculturelles, a financé un projet pluriannuel intitulé MULTILING (« The Construction of Identity in Multilingual Literature : A Comparison of Belgium, Germany, Luxembourg and the Netherlands »,  2011-2014), dont est issue toute une série de travaux novateurs qui ont fait grandement progresser la recherche sur le plurilinguisme littéraire.

Pour couronner ce programme de recherche, prolongé au-delà de la durée initialement prévue, paraît aujourd’hui une volumineuse introduction intitulée Literatur und Mehrsprachigkeit, Ein Handbuch, éditée par Till Dembeck, professeur associé d’études germaniques à l’Université du Luxembourg et collaborateur du programme MULTILING, en association avec Rolf Parr, de l’Université Duisburg-Essen en Allemagne, spécialiste notamment des relations entre littérature et médias et fidèle collaborateur des équipes de recherche luxembourgeoises.

Cet ouvrage, en langue allemande et rédigé par quelques-uns des meilleurs spécialistes (germanistes, comparatistes, linguistes, etc.), constitue une publication majeure pour quiconque s’intéresse à la question du plurilinguisme, en littérature et au-delà. Parmi les nombreuses publications à l’échelle internationale parues ces dernières années, ce « compendium » (Handbuch) ne manquera sans doute pas de faire date dans la mesure où il se propose de fournir une première synthèse méthodologique de la recherche dans le domaine « littérature et plurilinguisme ».

Bien que dirigé et rédigé majoritairement par des germanistes ou par des chercheurs germanophones, il faut souligner que cet ouvrage ne se limite nullement au domaine de la littérature de langue allemande. Du fait de la composition de l’équipe, le domaine germanique est certes quelque peu surreprésenté ; néanmoins, la conception même de ce « Handbuch », genre universitaire très prisé outre-Rhin, le prédestine à un usage pluridisciplinaire par-delà les frontières nationales, culturelles et linguistiques.

L’orientation scientifique de base adoptée par les deux éditeurs consiste à renoncer à une approche par corpus pour se concentrer sur les enjeux théoriques, les approches conceptuelles et les outils méthodologiques. En effet, si le corpus de la littérature plurilingue est impossible à circonscrire dans la mesure notamment où la question même de savoir ce qu’est un texte plurilingue fait débat, la recherche actuelle paraît suffisamment avancée pour poser les bases de ce qui pourrait devenir, à terme, une véritable « philologie du plurilinguisme ». Cette « méthode », quoique basée sur un nombre restreint d’exemples, ambitionne de pouvoir s’appliquer à tout type de texte littéraire, quels que soient sa langue et son contexte historique et socioculturel.

Tout au long de l’ouvrage, les contributeurs insistent particulièrement sur l’axe diachronique de l’étude du plurilinguisme en littérature, sur la nécessité d’abandonner un certain « contemporéanocentrisme » de la recherche actuelle pour sonder toute la dimension historique du phénomène en remontant jusqu’à l’Antiquité, en passant par la Renaissance, le Moyen Âge, sans oublier le XIXe siècle qui, bien que marqué par la montée des nationalismes et par l’imposition de standards linguistiques nationaux, est loin d’être une période monolingue, y compris en littérature.

La première partie, c’est-à-dire le chapitre I (« Le cadre culturel et social du plurilinguisme littéraire », rédigé par T. Dembeck, David Gramling, Jörg Roche et Arvi Sepp) et le chapitre II (« Le cadre linguistique du plurilinguisme littéraire », par Heinz Sieburg, Monika Schmitz-Emans, Helmut Glück, Jörg Roche et Gesine Leonore Schiewer), présentent les notions de base du domaine en le plaçant dans un large contexte historique, philosophique, social, politique, culturel. Il s’agit de présenter aussi bien les diverses formes de la différence linguistique que les procédés de normalisation linguistique. À cet égard, les auteurs s’intéressent à la fois aux langues nationales et aux variétés linguistiques de toute sorte. Sont abordés notamment la question des rapports entre langues et cultures, la pragmatique du plurilinguisme, les enjeux éthiques de la diversité linguistique, etc. Ce faisant, les auteurs mettent en œuvre un passionnant et riche dialogue entre études littéraires et recherches linguistiques, tout en insistant sur les spécificités de la littérature qui demandent souvent une révision des outils élaborés par la linguistique. Cette première partie établit ainsi la base conceptuelle pour les analyses des chapitres suivants.

La deuxième partie, comprenant le chapitre III (« Les procédés de base du plurilinguisme littéraire », rédigé par T. Dembeck et M. Schmitz-Emans), le chapitre IV (« Les différentes formes de la traduction » par Henri Bloemen, A. Sepp et T. Dembeck) et le chapitre V (« Les spécificités génériques et médiales des procédés du plurilinguisme littéraire » par T. Dembeck, Claude D. Conter, Rüdiger Zymner, Anne Uhrmacher, Natalie Binczek, Claude Kremer et Rolf Parr), présente l’ensemble des moyens formels utilisés par la littérature (et au-delà, voir plus bas) pour représenter la diversité linguistique. Sans prétendre écrire une histoire du plurilinguisme en littérature, ces chapitres multiplient les exemples concrets et fournissent un impressionnant panorama historique de la littérature mondiale, de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Le dernier chapitre amène l’ouvrage à quitter le périmètre strict de la littérature pour s’intéresser aux paroles de la musique, notamment populaire (A. Uhrmacher), à la pièce radiophonique (N. Binczek), au cinéma (Cl. Kremer) et à la télévision (R. Parr). Ces deux dernières sections dépassent définitivement le cadre établi par le titre de l’ouvrage ; en même temps, elles en approfondissent la dimension interdisciplinaire en présentant des résultats susceptibles d’enrichir la réflexion sur le média proprement littéraire.

L’ouvrage se termine par des annexes présentant quelques « institutions dédiées au plurilinguisme littéraire et à son étude », c’est-à-dire des prix littéraires, des groupes de recherche et des revues et collections. Une bibliographie générale clôt l’ensemble.

Les chapitres III à V sont structurés selon un schéma récurrent garantissant une certaine homogénéité par-delà l’individualité de chaque contributeur : a) définition du phénomène ; b) aperçu historique de sa présence et de son évolution ; c) résumé de la recherche internationale déjà existante ; d) présentation d’un choix d’exemples issus de plusieurs littératures ; e) desiderata de la recherche. Cette structuration s’avère pertinente et facilite grandement l’utilisation de l’ouvrage, même si le lecteur constate quelques redites, voire, en de rares endroits, des contradictions internes. La prochaine édition devrait sans doute veiller à harmoniser davantage entre elles les différentes contributions. Il est en effet étonnant que la partie consacrée au genre narratif (V.3) soit si brève (5 pages !), en semblant ignorer les riches développements des autres contributeurs qui la précèdent, alors que ceux-ci portent en grande partie sur des textes narratifs. Affirmer alors que la recherche sur le plurilinguisme dans le genre narratif n’en serait qu’à ses débuts a de quoi surprendre le lecteur. Cette partie mériterait sans doute une refonte complète en vue d’une édition revue et augmentée.

Toutefois, c’est là l’un des seuls reproches qu’on pourrait faire à cet excellent ouvrage qui, en fournissant la synthèse de recherches jusqu’ici éparpillées, s’imposera rapidement dans le paysage scientifique comme une référence incontournable. En poursuivant l’indispensable dialogue entre linguistique et philologie, il fournit pour la première fois un appareil conceptuel complet et rigoureux ainsi qu’un « discours de la méthode » pour l’étude du plurilinguisme littéraire. À défaut de pouvoir produire un consensus scientifique, ce compendium présente un excellent état des lieux, une précieuse base méthodologique permettant à la recherche d’approfondir ses travaux, en se structurant davantage sur une base pluridisciplinaire. Même si l’ouvrage comporte un indéniable « biais germanistique » et que sa publication en langue allemande restreindra malheureusement son audience, il intéressera et concerne les spécialistes de toutes les aires culturelles et linguistiques.

Or, il s’agit non seulement d’intégrer l’étude du plurilinguisme dans une philologie (nationale) traditionnelle, mais de s’appuyer sur un phénomène somme toute vieux comme la littérature elle-même pour, en fin de compte, interroger la nature du langage littéraire qui, comme le remarquait déjà Mikhaïl Bakhtine, est toujours marqué par un plurilinguisme plus ou moins manifeste, visible. En effet, le monolinguisme n’existe jamais à l’état pur, si bien que tout texte littéraire porte en lui au moins les traces ou la latence d’un plurilinguisme originaire (Bakhtine parlait à ce sujet de polyphonie et d’hétéroglossie).

Grâce à une sorte de renversement heuristique opéré par l’ouvrage, le plurilinguisme n’y est plus considéré comme une exception, mais comme un phénomène constitutif de la parole humaine et, a fortiori, du discours littéraire. Ainsi, cet ouvrage se distingue également par sa faculté d’ébranler nos certitudes philologiques concernant l’identité linguistique d’œuvres considérées d’habitude comme monolingues, voire comme fondatrices d’une tradition nationale. Si le paradigme monolingue est encore loin d’avoir perdu sa puissance normative, prescriptive, une philologie du plurilinguisme élaborée à partir d’une étude minutieuse du discours littéraire, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, nous aide à en comprendre les fondements et, par conséquent, les limites.

 

Le lecteur ne maîtrisant pas l’allemand qui veut se faire une idée plus précise de l’approche pratiquée dans cet ouvrage pourra notamment consulter cet article en langue anglaise : Till Dembeck, « There Is No Such Thing as a Monolingual Text ! New Tools for Literary Scholarship », https://www.polyphonie.at/index.php?op=publicationplatform&sub=viewcontribution&contribution=108

Auteur

Dirk Weissmann ist Professor für Deutsche Literatur und Kultur an der Universität von Toulouse (Toulouse Jean Jaurès). Sein Hauptarbeitsgebiet ist die deutsche Literatur von der Goethezeit bis heute mit einem Schwerpunkt auf den Gebieten Interkulturelle Literaturwissenschaft, literarische Mehrsprachigkeit und Übersetzungswissenschaft.

Germaniste, Dirk Weissmann est Professeur des universités à l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Il est membre du Centre de Recherches et d’Études Germaniques (CREG, EA 4151) et chercheur associé à l’ITEM (équipe « Multilinguisme, traduction, création »). Ses travaux portent sur la littérature d’expression allemande, en particulier sur sa dimension multilingue et interculturelle, ainsi que sur la théorie et la pratique de la traduction littéraire.

Pour citer cet article

Dirk Weissmann, Till Dembeck et Rolf Parr (dir.), Literatur und Mehrsprachigkeit, Ein Handbuch, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017, ©2018 Quaderna, mis en ligne le 31 octobre 2018, url permanente : https://quaderna.org/4/comptes-rendus-4/till-dembeck-et-rolf-parr-dir-literatur-und-mehrsprachigkeit-ein-handbuch-tubingen-narr-francke-attempto-2017/

Till Dembeck et Rolf Parr (dir.), Literatur und Mehrsprachigkeit, Ein Handbuch, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017
Dirk Weissmann

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