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Hubert Roland (dir.), Eine kleine deutsch-französische Literaturgeschichte, Vom 18. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, Tübingen, Narr, 2016

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« L’histoire littéraire est en train de se transformer » : l’incipit du livre alimente la curiosité suscitée dès le titre par cette Petite histoire littéraire franco-allemande. Dans le contexte actuel de la montée des approches transnationales, le lecteur est en effet curieux de découvrir cette première tentative d’écrire une histoire non nationale de l’espace littéraire franco-allemand. Comme le précise le germaniste belge Hubert Roland en introduction à l’ouvrage qu’il a dirigé, l’histoire littéraire n’a pas encore intégré toutes les avancées du discours historiographique contemporain, restant héritière du cadre national fixé par la philologie du XIXe siècle. En couvrant la période allant du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, le livre, d’un volume d’environ 250 pages, propose un parcours en huit chapitres rédigés par des contributeurs belges et allemands. À défaut de pouvoir viser l’exhaustivité, l’accent est mis à chaque fois sur des mouvements, transferts et problématiques emblématiques, en fournissant un panorama assez large et détaillé de la période.

Le premier chapitre, rédigé par Hans-Joachim Lope, étudie la période de l’Aufklärung et des Lumières, en s’intéressant notamment à la manière dont la culture allemande de cette époque se positionne contre l’hégémonie française et face à la « gallophilie » traditionnelle de ses propres élites. L’histoire de ces riches échanges franco-allemands se poursuit sous la plume d’Hartmut Stenzel qui retrace l’évolution des concepts de classicisme/Klassik jusqu’à 1800, dans le contexte d’une concurrence accrue entre les deux nations. Un chapitre collectif (3) rédigé par Georges Jacques, Hubert Roland et Johannes Werner s’appuie ensuite sur une conception élargie du romantisme, dont les bornes sont fixées entre 1750 et 1850, pour étudier la transformation permanente des concepts esthétiques en Allemagne et en France durant cette période d’intenses transferts culturels qui se caractérise notamment par de nombreux « malentendus productifs ».

Les chapitres 4 et 5, rédigés respectivement par Louis Gerrekens et Sabine Schmitz, mettent l’accent sur les deux courants littéraires dominants de la deuxième moitié du XIXe siècle : le réalisme et le naturalisme. Les auteurs dressent un tableau des ressemblances et différences entre réalisme/Realismus et naturalisme/Naturalismus, en s’interrogeant sur leurs liens avec les cultures nationales respectives et leur inscription dans une histoire de la modernité littéraire. Sous le titre d’une « histoire des tendances » de la littérature franco-allemande, le chapitre suivant (6), rédigé par Achim Küpper, étudie le moment 1900 en retraçant notamment l’influence du symbolisme français en Allemagne et les différentes manifestations, de part et d’autre du Rhin, d’une littérature de la « décadence ». Les complexes interactions de la Fin de siècle s’accentuent au sein du réseau international des avant-gardes littéraires du début du XXe siècle (futurisme, expressionnisme, Dada, etc.) dont la dimension franco-allemande est étudiée par Monique Boussart au septième chapitre. En s’intéressant aux manifestations littéraires d’une « culture de la guerre » commune entre les deux partis belligérants, Philippe Beck consacre enfin le dernier chapitre de l’ouvrage à la littérature de la Première Guerre mondiale dont les effets vont profondément marquer les littératures française et allemande jusque dans les années 1930 et au-delà.

Le livre se termine par une section regroupant les résumés des différents chapitres, résumés rédigés en allemand et en français, ce qui est un atout appréciable. L’un des bémols de cette entreprise franco-allemande consiste en revanche en une expression allemande qui, par endroits, « sent » la traduction, en étant ponctuée par un certain nombre de coquilles.

Mais revenons aux bases historiographiques de l’ouvrage. Plus que de recourir à une base théorique commune ou à une grille d’analyse homogène, les différentes contributions font apparaître des choix divergents en matière de plan et de méthode. Par le biais de ce procédé, qualifiée de « pragmatique » (p. 8), les auteurs essaient de s’adapter au mieux aux spécificités de chaque période ou problématique étudiées. Cette approche témoigne des difficultés conceptuelles auxquelles ce projet collectif s’est heurté, difficultés mentionnées en introduction par le maître d’œuvre et évoquées par nombre de contributeurs. Elles résultent de la diversité des phénomènes étudiés et du fait que la pertinence de la perspective franco-allemande pour comprendre l’évolution des deux littératures fluctue considérablement selon les époques, les mouvements, etc.

La « synthèse didactique » (p. 9) produite par cette entreprise historiographique est de qualité et d’un intérêt certain, notamment pour un public d’étudiants ou de non spécialistes. Concernant sa contribution à la recherche internationale, on peut regretter que le résultat reste en deçà de l’objectif visé : transférer à l’histoire littéraire les avancées méthodologiques issues de l’historiographie transnationale. En effet, au lieu d’intégrer réellement les avancées des transferts culturels, de l’histoire croisée, de l’histoire transnationale, etc., la plupart des contributions s’inscrivent plutôt dans le cadre traditionnel d’une (double) histoire littéraire d’inspiration sociohistorique ou d’une littérature comparée limitée à la sphère franco-allemande, en n’hésitant pas à recourir par endroits à des concepts devenus problématiques tels que celui d’influence.

Malgré les évidentes qualités de cette entreprise pionnière, le lecteur n’y trouvera donc, ni la rigueur méthodologique de l’Histoire franco-allemande dirigée par Michael Werner et Thomas Maissen, ni l’envergure comparatiste de la Comparative History of Literatures in European Languages éditée par l’Association Internationale de Littérature comparée, ni la perspective universaliste du Parcours dans le patrimoine littéraire européen proposé par Jean-Claude Polet. Vu ces nombreux modèles historiographiques, on aurait pu s’attendre à ce que la (trop brève) introduction aille plus loin dans la discussion des présupposés théoriques et méthodologiques d’une histoire littéraire transnationale.

Dans le contexte franco-allemand, on regrette en outre l’absence d’une véritable réflexion sur le rôle joué par le bilinguisme littéraire, en Alsace, en Lorraine et au-delà. Compte tenu des nombreux cas d’écrivains franco-allemands transcendant les frontières linguistiques, il est étonnant de constater que l’ouvrage n’accorde que quelques développements succincts à ce phénomène, alors que l’étude du plurilinguisme littéraire connaît actuellement un succès considérable au sein des études littéraires. Au lieu de remplacer le cadre national par une « conception bilatérale » (p. 8), en juxtaposant les deux territoires nationaux, n’aurait-il pas été intéressant d’interroger davantage le lien entre nation, langue et littérature, en s’intéressant à ce qui se trouve à la base de toute écriture littéraire, à savoir un certain rapport à une langue d’expression considérée (ou pas) comme nationale et/ou maternelle ?

La perspective bilatérale adoptée par l’ouvrage, mettant en parallèle des territoires essentialisés, pousse par exemple à attribuer un auteur transnational comme Yvan Goll à l’un des deux espaces littéraires (l’expressionnisme allemand en l’occurrence) au lieu de s’intéresser à la manière dont il dépasse résolument les clivages nationaux, culturels, linguistiques (en contribuant à l’émergence du surréalisme français, puis en écrivant plus tard des poèmes en langue anglaise). La dimension translingue de nombreux œuvres et auteurs, des Serments de Strasbourg jusqu’à la littérature contemporaine, en passant par les Lumières, Chamisso, Heine, l’Alsace-Lorraine, la littérature de l’exil, etc., serait assurément l’un des axes les plus prometteurs pour l’étude de la manière dont les histoires des deux littératures se croisent, voire s’enchevêtrent.

Il reste que, en dépit de son volume réduit et d’une ambition théorique et méthodologie qu’on peut juger trop timide, cette « petite » histoire littéraire est une précieuse contribution au renouvellement des approches historiques du fait littéraire dans un cadre franco-allemand.

 

Auteur

Dirk Weissmann ist Professor für Deutsche Literatur und Kultur an der Universität von Toulouse (Toulouse Jean Jaurès). Sein Hauptarbeitsgebiet ist die deutsche Literatur von der Goethezeit bis heute mit einem Schwerpunkt auf den Gebieten Interkulturelle Literaturwissenschaft, literarische Mehrsprachigkeit und Übersetzungswissenschaft.

Germaniste, Dirk Weissmann est Professeur des universités à l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Il est membre du Centre de Recherches et d’Études Germaniques (CREG, EA 4151) et chercheur associé à l’ITEM (équipe « Multilinguisme, traduction, création »). Ses travaux portent sur la littérature d’expression allemande, en particulier sur sa dimension multilingue et interculturelle, ainsi que sur la théorie et la pratique de la traduction littéraire.

Pour citer cet article

Dirk Weissmann, Hubert Roland (dir.), Eine kleine deutsch-französische Literaturgeschichte, Vom 18. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, Tübingen, Narr, 2016, ©2018 Quaderna, mis en ligne le 31 octobre 2018, url permanente : https://quaderna.org/4/comptes-rendus-4/hubert-roland-dir-eine-kleine-deutsch-franzosische-literaturgeschichte-vom-18-bis-zum-beginn-des-20-jahrhunderts-tubingen-narr-2016/

Hubert Roland (dir.), Eine kleine deutsch-französische Literaturgeschichte, Vom 18. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, Tübingen, Narr, 2016
Dirk Weissmann

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