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# 07 Cartographier l’Autre

Le « moment Caliban » (1969-1971) : une perspective herméneutique et poétique

Abstract

Caliban, the monstrous character from Shakespeare’s The Tempest, was positively reappropriated in the Caribbean world around 1970. This episode constitutes a veritable “Caliban moment”, a pivotal stage in the circulation and reception of the play, as well as in the history of Latin American postcolonial thought. The aim of this article is to outline some of the ways in which the negativity historically attributed to this character is overturned, transforming him into a positive symbol of Caribbean cultural identity. Two complementary analytical concepts are used: poetic gesture and hermeneutic gesture. These tools enable us to approach a particularly heterogeneous corpus of study, made up of a triptych of works, authors, languages and literary genres. These considerations are taken directly from the Master’s thesis completed in 2024 at EHESS under the supervision of Tiphaine Samoyault, winner of the “Prix de Mémoire de l'Institut des Amériques” for the Hispanic area.

Résumé

Caliban, personnage monstrueux de La Tempête de Shakespeare, a fait l’objet d’une réappropriation positive autour de l’année 1970 dans le monde caribéen. Cet épisode forme un véritable « moment Caliban », étape charnière dans la circulation et la réception de la pièce ainsi que dans l’histoire de la pensée postcoloniale latinoaméricaine. Cet article vise à donner quelques traits caractéristiques des modalités à travers lesquelles la négativité historiquement attribuée à ce personnage est renversée, transformant celui-ci en un symbole positif de l’identité culturelle caribéenne. Pour cela, deux concepts d’analyse complémentaires sont mobilisés : geste poétique et geste herméneutique. Ces outils permettent d’aborder un corpus d’étude particulièrement hétérogène, constitué d’un triptyque d’œuvres, d’auteurs, de langues et de genres littéraires. Ces considérations sont directement issues du mémoire de master réalisé en 2024 à l’EHESS sous la direction de Tiphaine Samoyault, lauréat du Prix de Mémoire de l’Institut des Amériques pour l’aire hispaniste.

Texte intégral

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Dans le glossaire du Discours antillais, Édouard Glissant propose la formule suivante : « CALIBAN. Cannibale. Shakespeare nous a donné le mot, nos écrivains l’ont refait » 1 . Cette brève définition permet d’illustrer le sort qu’a connu le personnage Caliban, esclave monstrueux et difforme de La Tempête de Shakespeare, devenu, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, un élément clef de la pensée caribéenne postcoloniale. Mon mémoire de recherche, réalisé sous la direction de Tiphaine Samoyault 2 , s’est intéressé aux modalités par lesquelles ce personnage, a priori porteur de valeurs négatives, est devenu dans le monde caribéen un symbole positif d’identité culturelle et politique.

Le travail mené s’est articulé autour des différentes réécritures et réinterprétations de La Tempête qui, autour de l’année 1970, ont renversé le système de valeurs associé à la pièce et aux personnages. Plus précisément, le corpus primaire se compose d’un triptyque d’œuvres, d’auteurs, de langues et de genres littéraires : la pièce Une Tempête. Adaptation de La Tempête de Shakespeare pour un théâtre nègre (1969) du Martiniquais Aimé Césaire ; le poème « Caliban », publié dans le recueil Islands (1969), du Barbadien Edward Kamau Brathwaite ; et l’essai Calibán. Apuntes para la cultura en nuestra América (1971) du Cubain Roberto Fernández Retamar.

Il existe de nombreux travaux sur les réécritures de La Tempête ou qui font de Caliban la figure d’une intertextualité par laquelle les littératures caribéennes et américaines postcoloniales cannibaliseraient les littératures européennes 3 . L’un des apports de ce travail de recherche est de développer pour la première fois une analyse comparée des textes de trois poètes caribéens formant un corpus génériquement hétérogène, afin de proposer un retour sur ces travaux ainsi que sur les discours critiques qu’ils ont suscités. Le point de départ de ce travail a consisté à comprendre et à analyser simultanément ces trois œuvres distinctes, qui cristallisent, à un même moment historique, la réappropriation de Caliban. Ce travail revient sur les fondements littéraires et critiques qui ont permis, bien après 1970, le parcours métaphorique et les usages politiques de Caliban, que l’on retrouve également récemment, comme dans Caliban et la Sorcière 4 de Silvia Federici.

La problématique centrale de ce travail a consisté à interroger les moyens par lesquels s’opère la réappropriation de Caliban, figure littéraire qui répond aux enjeux politiques, culturels et littéraires du contexte caribéen postcolonial. D’une part, il s’agissait de comprendre les modalités à partir desquelles un corpus littéraire est réécrit et réapproprié, gagnant, de ce fait, une nouvelle signification qui marque un point de rupture avec les approches herméneutiques antérieures. D’autre part, ces trois œuvres interrogent les problématiques socioculturelles contemporaines du monde caribéen, et plus largement latino-américain, au moyen de la littérature, permettant ainsi de nouer un dialogue entre sciences sociales et littérature.

Ce travail s’est articulé en trois temps. Le premier chapitre s’intéresse à l’histoire de la circulation de la pièce de Shakespeare et propose de cartographier la réception de celle-ci, en mettant en lumière son déplacement progressif vers les contextes herméneutiques des Amériques. De plus, l’histoire des interprétations de Caliban est celle d’un personnage aux valeurs négatives, qui change radicalement à partir de la seconde moitié du xxe siècle. La démarche philologique a également permis de mettre en lumière le caractère instable de l’œuvre shakespearienne, qui a toujours existé entre différentes versions et réécritures. La Tempête s’ancre, dès ses débuts, dans une dynamique d’adaptations et de reprises, qui se transforme rapidement en une logique de réécritures, de pratiques intertextuelles et d’appropriations.

C’est au cœur de cette dynamique de réécritures que se situent individuellement les différentes reprises caribéennes de La Tempête, s’inscrivant simultanément dans une relation de continuité et de rupture par rapport à ce qui précède. En ce sens, le deuxième chapitre du mémoire s’intéresse aux spécificités qui fondent ce geste de réappropriation, constituant un véritable épisode charnière dans l’histoire de la critique littéraire. C’est lors du « moment Caliban (1969-1971) », proposition majeure de ce travail, que le personnage est envisagé autrement, comme un symbole positif qui actualise l’héritage des mouvements et des luttes contre les formes d’oppression coloniale. Caliban endosse dès lors une signification fondamentalement politique, et acquiert une nouvelle charge symbolique qui n’est plus exclusivement négative. C’est ce renversement de valeurs qui permet en partie l’autonomisation progressive du personnage vis-à-vis de son contexte d’origine.

Le troisième chapitre envisage des perspectives afin d’élargir et de poursuivre la réflexion autour des réappropriations de Caliban. La postérité de Caliban est riche en commentaires critiques et cette figure a suscité nombre d’adaptations et de réécritures supplémentaires. La critique féministe a ainsi repris la figure de Caliban et proposé de nouveaux usages métaphoriques de La Tempête en prolongeant les interprétations des années 1970. Ce retour critique sur le « moment Caliban » a également contribué à réinvestir d’autres personnages de la pièce, telles Sycorax et Miranda, formant une constellation de personnages conceptuels. De plus, certaines de ces critiques ont cherché à étendre les analyses postcoloniales vers les enjeux décoloniaux, élargissant ainsi le spectre critique.

L’ensemble des éléments développés dans le cadre de ce mémoire de master sont actuellement l’objet d’une réévaluation critique et réflexive dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’EHESS, sous la direction de Tiphaine Samoyault. S’agissant d’une recherche en cours, je me contenterai, dans le présent article, de mettre en lumière quelques points qui sont apparus comme fondamentaux lors du travail de mémoire. J’illustrerai notamment certains concepts clefs, qui ont permis de structurer ce travail et qui sont apparus comme centraux dans la réflexion autour de la réappropriation de Caliban.

Geste herméneutique

L’histoire critique, textuelle et scénique de Caliban est celle d’un personnage doté d’une charge fondamentalement négative, ayant pu représenter aussi bien l’archétype théâtral de l’esclave, du monstre, du sauvage anthropophage, que du sous-humain. Parmi ces différents éléments négatifs, on retrouve également une identification progressive avec les populations autochtones d’Amérique et, plus tardivement, avec les personnes réduites en esclavage et déplacées dans les colonies américaines par le commerce triangulaire. C’est en 1960 qu’un premier geste est effectué par le poète barbadien George Lamming dans le mouvement de réappropriation positive du personnage. Dans The Pleasures of Exile, Lamming emprunte la métaphore de La Tempête pour décrire la profondeur du passé colonial sur les plans linguistique et culturel, et en tant qu’héritage sur les plans personnel et intellectuel pour les écrivains issus des anciennes colonies. Lamming ne renie pas Caliban, bien au contraire : il en fait la métaphore à travers laquelle il définit la complexité de son identité barbadienne, opérant ainsi, pour la première fois, une identification positive de la pièce avec la réalité caribéenne (post)coloniale. Cet ouvrage biographique annonce le basculement radical des valeurs attribuées à Caliban et à la pièce, qui se cristallise à la fin de la décennie.

Dans les années qui suivent, en effet, trois écrivains caribéens reprennent la figure de Caliban, indépendamment les uns des autres, forgeant ainsi un puissant symbole culturel et politique. En 1969, Aimé Césaire réécrit la pièce de Shakespeare et condense en Caliban la somme des mémoires serviles qui se sont constituées au cours de l’histoire coloniale des Grandes et Petites Antilles, tout en proposant une perspective libératrice au rapport de dépendance. La même année, Kamau Brathwaite fait entendre une voix poétique qui cherche à réactiver l’histoire des nombreux épisodes de résistance et de lutte contre la colonisation, transformant Caliban en un motif littéraire de la rébellion héroïque. Enfin, en 1971, Roberto Fernández Retamar synthétise cette dynamique à la fois poétique et critique avec l’essai Calibán. Apuntes para la cultura en nuestra América, ouvrage dans lequel le poète cubain théorise explicitement la réappropriation positive de ce symbole négatif. Caliban se retrouve dès lors au cœur d’une matrice métaphorique visant à (re)penser l’identité culturelle caribéenne et devient un symbole politique de la lutte contre les héritages de la colonisation.

L’un des apports majeurs de ce mémoire de recherche est d’envisager les œuvres du « moment Caliban » à travers deux catégories d’analyse complémentaires, deux gestes à la fois littéraires et politiques. La première catégorie d’analyse a trait à la réinterprétation de la pièce, selon une nouvelle perspective herméneutique qui marque un tournant dans la critique de l’œuvre. La deuxième catégorie d’analyse porte sur la dimension proprement créatrice de la critique et envisage la réappropriation de Caliban comme un geste poétique. Ces deux perspectives, herméneutique et poétique, permettent de comprendre les différents registres littéraires à travers lesquels la réappropriation de Caliban s’accomplit. Il s’agit, en ce sens, de deux catégories d’analyse liées et complémentaires : le geste poétique repose fondamentalement sur une base herméneutique, et réciproquement ; l’acte critique peut également être envisagé comme geste créatif.

Les trois ouvrages proposent une série de nouvelles clefs interprétatives de l’œuvre de Shakespeare en développant la perspective critique qui établit des liens entre discours littéraire et idéologie coloniale. L’exemple le plus emblématique de cette modalité critique est l’essai de Roberto Fernández Retamar. Au début du chapitre intitulé « Pour l’histoire de Caliban » 5 , on trouve un passage sur les origines du nom « Caliban », qui semblerait dériver de « cannibale », terme qui trouverait à son tour ses origines dans une déformation du toponyme « Caraïbe », comme l’explique le poète cubain :

Caliban est un anagramme forgé par Shakespeare à partir de « cannibale » […] et ce terme, à son tour, provient de « caraïbe ». […] Mais ce nom, en soi – caraïbes – et dans sa déformation – cannibale –, s’est perpétué, aux yeux des Européens, surtout de manière infamante. C’est ce terme, ce sens que Shakespeare recueille et élabore en un symbolisme complexe. 6

La problématique des sources à l’origine du terme « Caliban » a fait l’objet de nombreuses discussions au sein de la critique shakespearienne. Parmi les hypothèses les plus répandues figure celle de la double métathèse, qui rend compte de l’interversion entre les phonèmes /l/ et /n/. On trouve, pour la première fois, cette idée d’un lien de dérivation entre « cannibale » et « Caliban » dans une édition de La Tempête de 1778 commentée par Samuel Johnson et George Steevens, dans les quelques annotations portant sur le nom de Caliban, lequel serait donc un anagramme de « cannibal », dont l’étymologie remonte au terme « cariba ». En effet, le terme « cannibale » figure pour la première fois dans les carnets de voyage de Christophe Colomb en tant que transcription du nom des habitants de certaines îles de la Caraïbe, faisant référence au nom d’une tribu particulièrement belliqueuse, les « Quarives ». L’usage qui en est par la suite fait en Europe transforme « cariba » en « caniba », déformation qui semblerait s’être produite soit par une équivalence virtuelle entre les consonnes n et r dans les transcriptions européennes des langues autochtones, soit par l’intermédiaire du lexème « can », signifiant chien 7 . Cette déformation a servi de support à l’imagination de ceux qui supposent l’existence d’êtres humains à têtes de chien, des bêtes anthropomorphes 8 . Parallèlement, « caniba » a donné le sens actuel de « cannibale », se substituant à l’ancien terme « anthropophage ». Ainsi, « cariba/caniba » est devenu une chimère d’êtres anthropomorphes et cannibales dépravés, dont la bestialité les éloigne de l’humanité 9 .

L’histoire partagée entre « Caraïbe » et « cannibale » doit être comprise non seulement comme un « défaut » de représentation de Colomb, mais également comme un révélateur du noyau idéologique ayant contribué et justifié l’extermination des populations autochtones. Cette matrice sémantique, projetant sur une population et un espace géographique l’image d’êtres anthropophages et anthropomorphes, est révélatrice de la stratégie colonialiste de déshumanisation et d’assimilation à une supposée sauvagerie. Cet outil discursif, qui a contribué à la mise en place d’une représentation avilissante et stigmatisante de la population autochtone caribéenne, est repris, détourné et intégré au cœur de la pensée de Fernández Retamar. Les premières lignes du chapitre suivant, « Notre symbole » 10 , postulent ainsi la réappropriation positive de la charge négative jusqu’alors contenue dans le nom Caliban :

Notre symbole n’est donc pas Ariel, comme le pensait Rodó, mais Caliban. C’est quelque chose que nous autres, métis qui habitons ces îles où vécut Caliban, voyons avec une particulière netteté : Prospéro a envahi les îles, a tué nos ancêtres, a réduit en esclavage Caliban et lui a enseigné sa langue pour pouvoir se faire comprendre de lui […] Je ne connais pas de métaphore plus juste de notre situation culturelle, de notre réalité. 11

Envisagé comme « notre symbole » 12 , Caliban ne renvoie dès lors plus au nom d’un personnage, mais à une allégorie de la situation d’oppression coloniale de tout un continent et, a fortiori, à la résistance contre celle-ci. En ce sens, on trouve à la suite de ce passage une longue accumulation transhistorique des personnalités qui ont marqué l’Amérique latine et la Caraïbe, d’un point de vue politique, social ou culturel. Cet inventaire des grandes figures latinoaméricaines se termine par cette formulation puissante : « [Q]u’est notre histoire, qu’est notre culture, sinon la culture de Caliban ? » 13 , qui synthétise la réappropriation et l’actualisation méliorative du personnage.

Geste poétique

Cette perspective herméneutique du « moment Caliban » est accompagnée et complétée d’une dimension poétique. En ce sens, Aimé Césaire propose de se réapproprier la figure de Caliban à travers une réécriture de la pièce de Shakespeare. Pendant le processus de composition d’Une Tempête, Césaire a « été frappé par la brutalité du sieur Prospéro. […] Il a conquis une île et, immédiatement, il établit des rapports de maître à serviteur » 14 . Césaire décide alors de mettre en avant la figure de Caliban, notamment la facette qui affirme son opposition et sa résistance à Prospéro, le colonisateur, comme l’illustre le passage suivant, au dernier acte de la pièce :

PROSPERO – Et que ferais-tu tout seul, dans cette île hantée du diable et battue par la tempête ?
CALIBAN – D’abord me débarrasser de toi… Te vomir. Toi, tes pompes, tes œuvres ! Ta blanche toxine !
PROSPERO – En fait de programme, c’est plutôt négatif…
CALIBAN – Tu n’y es pas, je dis que tu es à vomir, et ça, c’est très positif…
PROSPERO – Décidément, c’est le monde renversé. On aura tout vu : Caliban dialecticien ! Mais après tout, Caliban, je t’aime bien… Allons, faisons la paix… Nous avons vécu dix ans ensemble et travaillé côté à côté dix ans ! Dix ans, ça compte ! Nous avons fini par devenir compatriotes !
CALIBAN – Ce n’est pas la paix qui m’intéresse, tu le sais bien. C’est d’être libre. Libre, tu m’entends ! 15

Les expressions « monde renversé » et « Caliban dialecticien » mettent en lumière la réappropriation du personnage à laquelle invite Césaire, qui propose un dénouement de la pièce nettement différent de celui de la version de Shakespeare : la tension entre Prospéro et Caliban – contradiction entre colonisateur et colonisé – demeure insurmontable, contrairement au rétablissement de l’ordre politique que l’on retrouve chez le dramaturge élisabéthain. La scène finale devient une scène parodique de la décolonisation, dans laquelle Caliban s’adresse à un Prospéro vieux et décadent à travers le chant-cri « LA LIBERTÉ OHÉ, LA LIBERTÉ ! » 16 . Caliban se retrouve de ce fait au cœur du processus dramatique et historique et c’est lui qui a le dernier mot. Césaire rompt le rapport de dépendance du personnage vis-à-vis de Prospéro, faisant de sa prise de conscience un élément qui ne dépend plus de la volonté de ce dernier 17 . C’est ce que dit Césaire lui-même à propos de la fin troublante de sa pièce, lors d’un entretien avec Lucien Attoun le 17 juillet 1969 :

Prospéro est prisonnier de son œuvre […] Caliban et lui font un couple indissociable. Pas plus que les Nègres et les Blanc ne peuvent se séparer en Amérique, Prospéro ne peut se séparer de Caliban et c’est cela l’Histoire. C’est le caractère indissoluble de cette union qui fait le drame. 18

Césaire mobilise également des références au contexte étasunien de lutte pour les droits civiques, que ce soit par la voie de Malcolm X et des Black Panthers ou de Martin Luther King. Cet hommage aux luttes antiracistes et la valorisation des racines africaines se retrouvent également dans le poème de Brathwaite. Celui-ci réalise également un geste poétique en proposant de donner une nouvelle forme littéraire au personnage de Shakespeare dans son poème « Caliban ». Dans ces deux cas, l’histoire de Caliban, qui avait jusqu’alors toujours été envisagée de manière négative, est réinterprétée mais surtout réécrite.

Le premier mouvement du poème de Kamau Brathwaite se conclut par une accumulation de dates marquantes pour l’histoire de la Caraïbe, parmi lesquelles le début de la révolution cubaine, l’abolition du système esclavagiste dans les îles caribéennes britanniques et l’arrivée de Colomb dans ce qui deviendra l’Amérique. Cette importance accordée aux soulèvements qui ont marqué la lutte contre le système colonial et esclavagiste rentre directement en écho avec l’œuvre de George Lamming, notamment le chapitre « Caliban ordonne l’histoire » 19 qui rend hommage à la figure de Toussaint Louverture et au travail de l’historien C.L.R. James, The Black Jacobins (1938). Postérieurement, dans l’introduction à la deuxième édition de son ouvrage, publiée en 1984, Lamming inscrit également la révolution cubaine dans cet ensemble d’épisodes déterminants pour l’émancipation du monde caribéen :

[…] Fidel Castro et la révolution cubaine ont réorganisé notre histoire et attiré l’attention sur le fait évident et difficile que des gens vivaient là-bas. La révolution cubaine a été une réponse caribéenne à cette menace impériale que Prospéro a conçue comme une mission civilisatrice […]. 20

Le deuxième mouvement du poème de Brathwaite place Caliban au centre de l’histoire, dans la continuité des dates de libération de l’histoire coloniale. La répétition du nom de Caliban accentue l’importance de cette figure, laquelle devient le moteur de l’histoire des résistances de la Caraïbe. L’onomatopée « bang » du dernier vers de la première partie (« How many bangs how many revolutions? » 21 ) est reprise et développée dans ce deuxième canto, notamment en dédoublant la syllabe « ban » contenue dans le nom Caliban. La répétition fait de cette partie un passage extrêmement rythmé, dont la cadence augmente progressivement et qui se développe autour des sonorités de l’onomatopée (« ban », « iban », « pan », « pran », etc.). L’accent se déplace ensuite vers l’héritage africain, mis en avant pour réveiller la conscience afro-caribéenne contenue dans « Caliban » 22 . Le recueil de poèmes Islands (1969), dans lequel figure « Caliban », cherche à développer un langage poétique propre aux identités culturelles et artistiques de la caraïbe anglophone. La réappropriation de Caliban opérée par Brathwaite se concentre, comme celle de Césaire, sur la valorisation des racines africaines et s’inscrit dans le sillage du courant de la Négritude. Caliban devient un élément central dans la suite de la production poétique et intellectuelle de Brathwaite. Au début des années 1980, le poète barbadien mobilise ainsi Caliban et La Tempête comme grille interprétative pour comprendre l’histoire et la littérature de la Caraïbe. Dans « An Alternative View of Caribbean History » 23 (1984), Brathwaite voit dans la pièce de Shakespeare une allégorie de l’histoire de la colonisation et de la culture qui en a résulté dans l’espace caribéen 24 .

Au-delà des spécificités formelles et thématiques propres à chaque texte, on remarque que les trois poètes décident de recourir à un support littéraire pour penser les enjeux culturels et politiques du monde caribéen. Nous avons vu comment cette voix littéraire peut être abordée à partir de deux catégories d’analyse : l’une herméneutique, l’autre poétique. Ces deux catégories sont complémentaires dans l’analyse du mouvement qui revalorise Caliban et nous permettent de comprendre la pluralité de facettes des ouvrages de notre corpus.

Ce triptyque de textes qui cristallisent la réappropriation de Caliban conduit à une série de réflexions culturelles, politiques et littéraires qui se déclinent dans les différents contextes de la Caraïbe. Si chaque texte s’inscrit dans son contexte spécifique, ces trois poètes forment une même dynamique qui converge vers la réappropriation de Caliban. La dynamique observée dans ce corpus hétérogène a la capacité de mettre en dialogue les trois traditions intellectuelles majeures de la Caraïbe (francophone, anglophone, hispanophone). C’est également ce qui donne à ce « moment Caliban » une portée largement caribéenne et lui permet de se diffuser également en Amérique latine.

La réappropriation de Caliban qui a lieu au cours des années 1960-1970 forme ce que le critique José David Saldívar propose de nommer « l’École de Caliban » 25 . Pour le critique étasunien, cette expression décrit

un groupe d’écrivains, d’intellectuels et de professeurs engagés dont les différentes communautés et symbologies nationales (imaginées) sont liées par leur filiation à une lecture commune et explosive de la dernière pièce (pastorale et tragicomique) de Shakespeare, La Tempête. L’expression symbolise également non seulement les positions subalternes partagées par le groupe, mais aussi « l’éducation » que leur inscription dans une telle institution leur apporte. 26

Dans le corpus primaire proposé par Saldívar, on retrouve les reprises de Lamming, Césaire et Fernández Retamar, mais Brathwaite n’est pas inclus. Indépendamment des questions relatives à la délimitation du corpus, ce qui nous intéresse ici, c’est la caractérisation qui est faite de cette période dans l’histoire littéraire, dont la portée politique est transnationale. Ces écrivains sont ainsi envisagés comme formant une école de pensée. Ce qui les rapproche, c’est principalement le fait qu’ils « ont subi l’usurpation coloniale et […] en même temps renversé les positions de pouvoir et de soumission dans La Tempête » 27 . Ce renversement des positions de pouvoir peut s’observer dans le renversement dialectique des valeurs attribuées à Caliban dans leurs œuvres, bien que les modalités de ce renversement diffèrent en fonction de chaque texte. Au-delà de ces différences, ces trois écrivains se réapproprient la figure de Caliban et l’érigent comme symbole de la culture caribéenne dans un contexte postcolonial.

Conclusion

Les œuvres qui constituent le « moment Caliban » ont la singularité de se situer dans un rapport à la fois de continuité et de rupture vis-à-vis de l’histoire critique et scénique de La Tempête. Depuis ses débuts scéniques, cette pièce existe dans une pluralité de versions et de formes qui ont pour conséquence d’altérer et de modifier son sens et ses interprétations. Cette instabilité se reflète dans la « monstruosité » formelle de Caliban, qui a également la capacité d’être repris et adapté à toute une série de genres et de contextes critiques hétérogènes. C’est dans la continuité de cette dynamique générale d’adaptations, de reprises et de jeux intertextuels que s’inscrivent les réécritures caribéennes de Caliban. Or ce qui marque un premier point de rupture avec les traditions critiques antérieures, c’est l’approche herméneutique de la pièce, qui accorde une place centrale à l’histoire coloniale dans l’interprétation de l’œuvre. Un deuxième point de rupture est le renversement des valeurs associées à Caliban. Dans cette optique, la charge négative du personnage est profondément modifiée et celui-ci devient un symbole positif de l’identité culturelle caribéenne, à partir duquel aborder des problématiques sociales et politiques.

Ce double rapport vis-à-vis de ce qui précède pourrait sembler contradictoire ou paradoxal. Mais, c’est cette même ambivalence qui se trouve au fondement des œuvres étudiées et qui définit leur geste de réappropriation. La perspective de la rupture est cruciale et suppose un point de basculement dans l’histoire de la réception et de la circulation de la pièce. Par ailleurs, s’agissant de textes qui reprennent directement et actualisent un hypotexte, on peut dire que leurs auteurs entrent dans un rapport intrinsèque avec Shakespeare, un rapport de continuité. En tissant cette relation, les poètes caribéens procèdent à une réappropriation de Caliban, qui devient autonome par rapport à son contexte d’origine et susceptible d’endosser de nouvelles formes et significations.

Les concepts de geste herméneutique et de geste poétique nous permettent de traiter certains des points essentiels qui constituent le cœur du « moment Caliban ». Ces outils rendent compte des modalités à travers lesquelles les écrivains caribéens procèdent à la réappropriation de Caliban. Dans ce cadre, un autre point crucial est la problématique de la langue et de la culture héritées de l’expérience coloniale, qui font aussi l’objet d’une réappropriation. Formulés de manière plus ou moins explicite en fonction de chaque écrivain, les usages politiques de la langue dans les anciennes colonies se trouvent également au cœur de la matrice métaphorique de Caliban. Cette « École de Caliban » a par ailleurs engagé une réflexion critique sur les mécanismes de production du savoir et les outils conceptuels, qui sont ancrés dans les rapports de domination épistémique induits par la situation coloniale. En ce sens, l’essai de Fernández Retamar a pu être considéré par Bill Ashcroft 28 comme un texte fondateur pour l’émergence d’un paradigme critique œuvrant au décentrement des textes canoniques en intégrant à leur lecture la présence du discours colonial. Frederic Jameson va plus loin et considère le Calibán de 1971 comme l’équivalent latino-américain de L’orientalisme d’Edward Saïd 29 . Ce sont là quelques-unes des pistes de réflexion d’une recherche qui se poursuit et s’élargit dans le cadre de notre thèse de doctorat.

Notes    (↵ returns to text)

  1. Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, p. 824.
  2. Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL) – École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
  3. Voir notamment : Alden True Vaughan et Virginia Mason Vaughan, Shakespeare’s Caliban: A Cultural History, Cambridge, Cambridge university press, 1991 (et en particulier le chapitre 6 « Colonial metaphors », p. 144-171) ; Alden T. Vaughan, « Shakespeare’s Indian: The Americanization of Caliban », Shakespeare Quarterly, 1988, vol. 39, no 2, p. 137‑153 ; Maryse Condé (dir.), L’héritage de Caliban, Pointe-à-Pitre, Jasor, 1992 ; Nadia Lie (dir.), Constellation Caliban: Figuration of a Character, Amsterdam Atlanta (Ga.), Rodopi, 1997.
  4. Autonomedia, 2004 pour l’édition anglaise ; Entremonde/Sennovero, 2018 pour l’édition en français.
  5. Roberto Fernández Retamar, Calibán. Apuntes para la cultura en nuestra América, México D.F., Editorial Diógenes, 1971 ; traduction utilisée : Jacques-François Bonaldi, Caliban cannibale, Paris, F. Maspero, 1973.
  6. Ibid., p. 17. Original : « Caliban es un anagrama forjado por Shakespeare a partir de “caníbal” […] y este término, a su vez, proviene de “caribe”. […] Pero ese nombre, en sí mismo – caribe –, y en su deformación caníbal, ha quedado perpetuado, a los ojos de los europeos, sobre todo de manera infamante. Es este término, este sentido, el que recoge y elabora Shakespeare en su complejo símbolo. »
  7. Alden True Vaughan et Virginia Mason Vaughan, Shakespeare’s Caliban: A Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 26-28.
  8. Cécile Chapon, « Caliban/Cannibale : relecture/réécritures caribéennes de La Tempête de Shakespeare », Comparatismes en Sorbonne 4, 2013, p. 3.
  9. A. T. Vaughan et V. M. Vaughan, Shakespeare’s Caliban, op. cit., p. 28.
  10. R. Fernández Retamar, Caliban cannibale, op. cit., p. 55., traduction de J.F. Bonaldi.
  11. Ibid. Original : « Nuestro símbolo no es pues Ariel, como pensó Rodó, sino Calibán. Esto es algo que vemos con particular nitidez los mestizos que habitamos estas mismas islas donde vivió Calibán: Próspero invadió las islas, mató a nuestros ancestros, esclavizó a Calibán y le enseñó su idioma para poder entenderse con él […] No conozco otra metáfora más acertada de nuestra situación cultural, de nuestra realidad. »
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Kora Véron et Thomas A. Hale, Les écrits d’Aimé Césaire : biobibliographie commentée, 1913-2008, Paris, H. Champion, 2013, p. 423.
  15. Aimé Césaire, Une Tempête. Adaptation de La Tempête de Shakespeare pour un théâtre nègre, Paris, Seuil, 1980, p. 87.
  16. Ibid., p. 92.
  17. C. Chapon, « Caliban/Cannibale… », op. cit., p. 9.
  18. K. Véron et T. A. Hale, Les écrits d’Aimé Césaire, op. cit., p. 422.
  19. Proposition de traduction du titre original « Caliban orders history », George Lamming, The Pleasures of Exile, London, Allison and Busby, 1984, p. 118‑150.
  20. Ibid., p. 7. Original: « […] Fidel Castro and the Cuban revolution reordered our history, and called attention to the obvious and difficult fact that people lived there. The Cuban revolution was a Caribbean response to that imperial menace which Prospero conceived as a civilising mission […] » (notre traduction).
  21. Kamau Brathwaite, The Arrivants: A New World Trilogy, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 192.
  22. A. James Arnold, « Caliban, Culture and Nation-Building in the Caribbean », dir. Nadia Lie et Theo D’haen, Constellation Caliban: Figurations of a Character, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 235-237.
  23. K. Brathwaite, « An Alternative View of Caribbean History », The Colonial Encounter: Language, Mysore, Centre for Commonwealth Literature and Research, University of Mysore, 1984, p. 43-65.
  24. K. Brathwaite, The Arrivants, op. cit., p. 238.
  25. Proposition de traduction de l’original « The School of Caliban », José David Saldívar, The Dialectics of Our America: Genealogy, Cultural Critique, and Literary History, Durham, Duke University Press, 1991, p. 123-148.
  26. Ibid., p. 123. Original : « […] a group of engaged writers, scholars, and professors of whose different (imagined) national communities and symbologies are linked by their derivation from a common and explosive reading of Shakespeare’s last (pastoral and tragicomic) play, The Tempest. The phrase also emblematizes not just the group’s shared subaltern subject positions, but the “schooling” that their enrollment in such an institution provides » (notre traduction).
  27. Ibid., p. 124. Original : « […] who have suffered colonial usurpation, and at the same time who have reversed the power-subject positions in The Tempest […] » (notre traduction).
  28. Bill Aschroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, London, New York, Routledge, 1989.
  29. Nadia Lie, « Countering Caliban. Roberto Fernández Retamar and the Postcolonial Debate », dir. Nadia Lie et Theo D’haen, Constellation Caliban: Figurations of a Character, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 246-247.

Bibliographie

Corpus primaire

BRATHWAITE Kamau, The Arrivants: A New World Trilogy, Oxford, Oxford University Press, 1992.

CÉSAIRE Aimé, Une Tempête. Adaptation de La Tempête de Shakespeare pour un théâtre nègre, Paris, Seuil, 1980.

FERNÁNDEZ RETAMAR Roberto, Calibán. Apuntes para la cultura en nuestra América, México D.F., Editorial Diógenes, 1971 (trad. Bonaldi Jacques-François, Caliban cannibale, Paris, F. Maspero, 1973).

Littérature secondaire

ARNOLD A. James, « Caliban, Culture and Nation-Building in the Caribbean », dir. Nadia Lie et Theo D’haen, Constellation Caliban: Figurations of a Character, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 231-244.

ASCHROFT Bill, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, London, New York, Routledge, 1989.

BRATHWAITE Kamau, « An Alternative View of Caribbean History », The Colonial Encounter: Language, Mysore, Centre for Commonwealth Literature and Research, University of Mysore, 1984, p. 43-65.

CHAPON Cécile, « Caliban/Cannibale : relecture/réécritures caribéennes de La Tempête de Shakespeare », Comparatismes en Sorbonne 4, 2013.

FEDERICI Silvia, Caliban et la sorcière: femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Marseille, Entremonde/Senonevero, 2018.

GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.

LAMMING George, The Pleasures of Exile, London, Allison and Busby, 1984.

LIE Nadia, « Countering Caliban. Roberto Fernández Retamar and the Postcolonial Debate », dir. Nadia Lie et Theo D’haen, Constellation Caliban: Figurations of a Character, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 185-208.

SALDÍVAR José David, The Dialectics of Our America: Genealogy, Cultural Critique, and Literary History, Durham, Duke University Press, 1991.

VAUGHAN Alden T., « Shakespeare’s Indian: The Americanization of Caliban », Shakespeare Quarterly, 1988, vol. 39, no 2, p. 137‑153.

VAUGHAN Alden T. et Virginia Mason Vaughan, Shakespeare’s Caliban: A Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

VÉRON Kora et Thomas A. Hale, Les écrits d’Aimé Césaire : biobibliographie commentée, 1913-2008, Paris, H. Champion, 2013.

Auteur

Andreu Gesti Franquesa est doctorant contractuel au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL-EHESS) où il prépare une thèse intitulée « Appropriations postcoloniales et décoloniales de la figure de Caliban » sous la direction de Tiphaine Samoyault. Il est lauréat du Prix du mémoire de Master 2 du Pôle Nord-Est de l’Institut des Amériques (IdA).

Pour citer cet article

Andreu Gesti Franquesa, Le « moment Caliban » (1969-1971) : une perspective herméneutique et poétique, ©2025 Quaderna, mis en ligne le 17 juin 2025, url permanente : https://quaderna.org/7/le-moment-caliban-1969-1971-une-perspective-hermeneutique-et-poetique/

Le « moment Caliban » (1969-1971) : une perspective herméneutique et poétique
Andreu Gesti Franquesa

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