Journée d’études « Rethinking Roe: Fifty years of Abortion Politics in the U.S. »
Université Toulouse Jean Jaurès, 16 novembre 2023
Texte intégral
Lors de l’ouverture de cette journée d’études, Michael Stambolis (Université Toulouse-Jean Jaurès) et Christen Bryson (Université Sorbonne Nouvelle) ont rappelé que cet événement était une occasion manquée : celle de célébrer le 50e anniversaire de l’arrêt historique Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Cependant, cela l’a été judicieusement souligné, l’onde de choc que son renversement a provoqué s’est traduite, sous nos latitudes, par une volonté d’inscrire le droit à l’avortement dans notre Constitution et ce bien que l’usage du terme « liberté » plutôt que « droit » ait des implications juridiques considérables quant à sa protection — Christen Bryson a ainsi souligné que Roe, s’il a consacré une liberté d’avorter, n’a pas créé de droit-créance 1 , ce qui n’a pas manqué de provoquer de nombreuses inégalités dans l’accès au droit à l’avortement. Ce point a d’ailleurs été explicité dans l’arrêt Webster v. Reproductive Health Services de 1989 : la clause de procédure régulière du 14e amendement ne contraint pas les États à s’impliquer pour en garantir l’accès. Néanmoins, inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution française est malgré tout d’une avancée historique à l’heure où les activismes anti-choix sont galvanisés et massivement financés.
Ces inégalités criantes, nous a dit Jennifer Merchant (Université Paris-Panthéon-Assas), ont été accentuées par l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization du 24 juin 2022 qui a mis fin à la protection constitutionnelle de l’avortement, puisque dans près de la moitié des États-Unis, l’interdiction, totale ou partielle, du droit à l’avortement a touché en premier lieu les personnes pauvres et marginalisées. En effet, seules celles dont les conditions financières le leur permettent peuvent franchir les frontières de leur État pour avorter. Les autres font désormais face à un risque nettement accru de précarité et de complications médicales qui, parfois, entraînent la mort. Ce changement de paradigme, particulièrement violent, est intervenu graduellement. Yvonne-Marie Rogez (Université Paris-Panthéon-Assas) nous a rappelé que, même parmi les juges de la Cour suprême catégorisés comme « progressistes » tels que Ruth Bader Ginsburg, Roe était un arrêt fragile, voire mal fondé. En 1992, l’arrêt Planned Parenthood v. Casey l’avait ainsi davantage fragilisé, mettant fin au cadre trimestriel et instituant le standard dit du « fardeau indu », pavant la voie au renversement de Roe v. Wade, qui, « superprécédent » ou non, n’était pas nécessairement irréversible. Pour la majorité de la Cour, acquise à l’originalisme 2 , le stare decisis (la règle du précédent) n’est pas un « commandement inexorable ». Cette propension à renverser un précédent, en dépit des conséquences considérables qui pourraient advenir, se positionne ainsi aux antipodes de l’originalisme « timoré » (« faint-hearted originalism ») : en reprenant l’opinion concurrente du juge Clarence Thomas, l’on peut esquisser la volonté d’en finir avec la doctrine de la « substantive due process » 3 , qu’ils voient comme un oxymoron. Pour les originalistes, seule la « priliveges or immunities clause » 4 est à même de garantir des droits non énumérés : le droit à la vie privée, le droit au mariage des personnes de même sexe ou même le droit de vote n’en font probablement pas partie, ce qui nous fait craindre, nous dit Yvonne-Marie Rogez, un « effet domino ».
Ce sombre tableau ne vient pas seul : nous aurions tort de croire que Dobbs a rendu la question de l’avortement au peuple et à ses représentants élus comme le dit l’opinion majoritaire rédigée par le juge Samuel Alito. Margaux Bouaziz (Université de Bourgogne) affirme qu’il n’en est rien. Non seulement la démocratie représentative des États ne laisse souvent que peu de places aux femmes, mais il s’avère que le pouvoir judiciaire continue à intervenir sur ce sujet, l’un des exemples les plus récents étant l’aval accordé par la Cour suprême de l’Ohio pour modifier les éléments de langage présentant les enjeux de la proposition d’amendement constitutionnel destiné à protéger le droit à l’avortement. Le terme « unborn child » (enfant non né) fut par conséquent inséré à plusieurs reprises dans le texte présentant l’amendement soumis au vote. La mainmise du pouvoir judiciaire, nous dit Bouaziz, s’est exprimée à de multiples reprises, comme sur le sujet de la pilule abortive. Cette forme d’activisme démontre de manière singulière comment la droite américaine est parvenue à s’emparer du pouvoir judiciaire fédéral : évoqué par Margaux Bouaziz, Matthew Kacsmaryk, juge texan, est, au même titre que les juges de la Cour suprême nommés par Donald Trump, acquis au conservatisme judiciaire et a servi au sein du First Liberty Institute. Cette organisation vise, à l’instar de l’Alliance Defending Freedom ou de la Federalist Society, à imposer ses idées politiques résolument conservatrices par la voie judiciaire, ce qui, d’une certaine manière, ancre durablement la question de l’avortement dans les salles d’audience. Cela n’a rien d’étonnant : dans son dernier ouvrage « Roe: the history of a national obsession », Mary Ziegler rappelle que l’objectif final des mouvements anti-choix n’a jamais été de renvoyer aux États fédérés le droit de décider de la licéïté de l’avortement, mais de l’abolir. Le moyen le plus évident pour ces mouvements de parvenir à leurs fins est de faire reconnaître l’embryon ainsi que le fœtus comme une personne, au sens où l’entend le 14e amendement.
Si Roe fut une telle « obsession nationale », c’est parce que, nous dit Tamara Boussac (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), derrière la volonté d’interdire l’avortement se dissimule un dessein de contrôle des droits reproductifs des femmes, ce qui est aux antipodes du droit à la vie privée reconnu dans l’arrêt Griswold v. Connecticut de 1965 et sur lequel s’est reposé Roe pour reconnaître un droit à interrompre sa grossesse. C’est ainsi, a souligné Boussac, que le Hyde Amendment (1976) est venu entraver l’accès à l’avortement en empêchant son financement public par le gouvernement fédéral. Pour autant, cette entrave au droit à l’avortement s’est confrontée aux campagnes de stérilisation des femmes pauvres — et souvent noires, une coercition qui visait autrefois les personnes souffrant d’un retard mental. En effet, en 1927, l’arrêt Buck v. Bell avait, par la voix du juge Oliver Wendell Holmes, affirmé que « trois générations d’imbéciles sont assez ». La volonté d’en finir avec l’avortement tout en contrôlant étroitement le corps des plus faibles trouve un écho inégalé au sein des médias conservateurs, qui se font les porte-voix des guerres culturelles en provoquant des réponses émotionnelles au détriment de la qualité de l’information, comme nous l’a rappelé Sébastien Mort (Université de Lorraine). L’opposition ainsi créée entre conservateurs et progressistes, comme deux identités aux positions irréconciliables, trouve une transposition entre pro- et anti-choix et s’exprime à travers des punchlines radicales : Sébastien Mort a ainsi mis en exergue la phrase « modern-day Holocaust » utilisée par Rush Limbaugh pour parler de l’avortement, qui est aujourd’hui un élément de langage régulièrement utilisé dans le camp anti-choix. Ce goût pour les punchlines s’est par ailleurs exprimé jusque dans les décisions de la Cour suprême : s’agissant de la loi Partial Birth Abortion 5 , le juge Scalia avait déclaré dans son opinion dissidente dans l’arrêt Stenberg v. Carhart de 2000 que la décision de la Cour était du même acabit que Dred Scott v. Sandford et Korematsu v. United States, établissant un parallèle avec la privation de la citoyenneté de la population noire et l’internement des personnes d’origine japonaise durant la Seconde Guerre mondiale.
Ces éléments négatifs ne doivent pas nous faire oublier que le camp pro-choix dispose lui aussi de nombreuses stratégies pour protéger le droit à l’avortement : Anne Légier (Université Paris-Cité) a ainsi attiré notre attention sur l’utilisation de la clause de libre exercice de la religion et de la clause d’établissement du 1er amendement de la Constitution pour tenter de protéger l’avortement. Nous assistons donc à un renversement complet de ce que à quoi nous avons été habitués en voyant la liberté religieuse comme un moyen de se soustraire au droit commun. En affirmant que « la vie commence à la conception », cela constituerait, selon certains recours formulés devant les tribunaux, l’établissement d’une religion, puisque l’interdiction du droit à l’avortement apparaît par conséquent motivée par des raisons religieuses, en particulier chrétiennes, ce qui transparaît par ailleurs clairement dans l’exposé des motifs de certaines lois anti-avortement. De plus, il existe des situations, nous dit Anne Légier, où l’avortement peut être un commandement religieux : dans le judaïsme, non seulement on n’est humain qu’à la naissance — un point rappelé par une jeune femme juive enceinte qui, manifestant devant la Cour suprême à l’été 2022, avait inscrit sur son ventre « not yet human » — et, en cas de danger pour la vie, l’avortement devient alors une nécessité religieuse. L’existence de ces recours en justice nous ramène, par conséquent, à ce qui a été dit précédemment au cours de cette journée d’études : la question de l’avortement n’a pas été pleinement renvoyée aux États et à leurs représentants élus.
Cette méthode de contestation ne se limite toutefois pas à des enjeux constitutionnels. Bibia Pavard (Université Paris-Panthéon-Assas) a relaté comment, dans les années 1970, la pratique militante de l’avortement par aspiration a contribué à l’évolution de son cadre légal : il est intéressant de noter que cet acte de désobéissance civile s’accomplit, aux États-Unis comme en France, dans un cadre temporel qui correspond à celui de la publication de la Théorie de la Justice par John Rawls (1971). Enfreindre la loi pour la pousser à évoluer fait ainsi écho à ce que Rawls disait dans son ouvrage majeur :
La désobéissance civile peut être définie comme un acte public, non-violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté. 6
Dans le même temps, l’on remarque que cette utilisation militante du droit, si elle a permis de faire évoluer la loi dans le sens d’une plus grande permissivité, est aujourd’hui utilisée pour la faire régresser : c’est à travers des lois contraires à l’arrêt Roe que le camp anti-choix est parvenu à provoquer un revirement de jurisprudence. Cette régression du droit, ou, tout du moins, sa rigidité, a des conséquences concrètes sur l’accès à l’avortement. À ce titre, Marie Mathieu (Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales) et Sophie Avarguez (Université de Perpignan) ont mis en exergue les expériences d’avortement en délai dépassé : la désinformation médicale comme les manœuvres trompeuses des activistes anti-choix apparaissent, entre autres, comme des facteurs qui contribuent à une expérience d’avortement après le délai légal. Cette expérience, onéreuse, n’est pas accessible à tout le monde et implique un coût psychique important.
Enfin, Alexandrine Nedelec (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) est revenue sur le contexte juridique britannique qui a légalisé l’avortement en incluant diverses exceptions qui permettent, en dépit de sa rigidité apparente, de contribuer à créer un cadre permissif et stable. Ce n’est qu’en 1990 que le droit a évolué pour faire reculer le délai légal pour avorter de 28 à 24 semaines. Il est donc difficile de ne pas y voir une similarité avec ce qui est intervenu dans l’arrêt Casey de 1992, où le critère de viabilité a évolué pour être fixé à environ 24 semaines. Si, à l’instar de ce qui s’est produit avec la Food and Drug Administration, le recours à l’avortement médicamenteux a été assoupli au moment de la pandémie de Covid-19, Alexandrine Nedelec souligne également les contraintes qui pèsent sur l’accès à la contraception en raison de l’austérité à laquelle sont soumises les collectivités qui en supervisent l’accès. C’est dans ce contexte que l’arrêt Dobbs est venu faire prendre conscience de la fragilité du droit à l’avortement tout en galvanisant le camp anti-avortement, qui, tant aux États-Unis qu’en France, est bien financé et se montre toujours plus engagé chaque année au moment de sa March for Life.
En conclusion, la question du droit à l’avortement, qu’elle s’inscrive dans un cadre étatsunien ou français, ne relève pas seulement du domaine juridique. Intrinsèquement sociétale, son histoire contemporaine se distingue par sa singularité : enjeux de justice sociale, d’égalité de genre, d’autonomie, d’éthique ou de guerre culturelle, ce sujet gagne à être traité au travers d’une approche pluridisciplinaire si l’on veut en saisir toute la profondeur. Cette journée d’études l’a brillamment démontré.
- On désigne par « droit-créance » un droit opposable à l’État, lequel doit intervenir pour qu’il soit mis en œuvre et protégé.↵
- L’originalisme est une théorie interprétative qui, en ce qui concerne son courant majoritaire (dit « original public meaning »), s’attache à interpréter la Constitution selon le sens qu’elle avait au moment de sa ratification.↵
- Doctrine selon laquelle la clause de procédure régulière (due process clause) contenue dans les 5e et 14e amendements protège certains droits fondamentaux qui ne sont pas énumérés dans la Constitution.↵
- Clause du 14e amendement précédant directement la « due process clause » et considérée par certains juges et juristes comme étant le vecteur le plus adapté à la protection de certains droits non énumérés dans la Constitution.↵
- Loi votée dans l’État du Nebraska interdisant la méthode d’avortement chirurgicale appelée « Intact dilation and extraction ».↵
- John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, (1971) 1987, p. 405.↵
Auteur
Sébastien Natroll
Sébastien Natroll est journaliste juridique indépendant, spécialiste des États-Unis. Il est l’auteur d’un ouvrage à paraître l’an prochain aux éditions Amsterdam.
Pour citer cet article
Sébastien Natroll, Journée d’études « Rethinking Roe: Fifty years of Abortion Politics in the U.S. », ©2024 Quaderna, mis en ligne le 28 novembre 2024, url permanente : https://quaderna.org/7/journee-detudes-rethinking-roe-fifty-years-of-abortion-politics-in-the-u-s/
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