Émeline Jouve, Paradise Now en Paradis. Une histoire du Living Theatre à Avignon et après (1968/2018)
Paris, Classiques Garnier, 2022, 331 p.
Texte intégral
Après son analyse éclairante des esthétiques rebelles dans l’œuvre de Susan Glaspell (Susan Glaspell’s Poetics and Politics of Rebellion, 2017), Émeline Jouve poursuit ici son exploration des théâtres de la révolte engendrés par la scène américaine. Cette fois, son objet d’étude outrepasse à la fois le cadre du théâtre traditionnel et les frontières étatsuniennes, puisqu’il s’agit de la création, lors du festival d’Avignon 1968, de Paradise Now, « œuvre qui fit paradoxalement entrer le Living Theatre dans l’Histoire tout en lui montrant la sortie » (p. 18). Jouve livre un examen précis de la genèse, du déroulement et de l’héritage de ce spectacle contestataire, élevé au rang de mythe par les dimensions polémiques et symboliques de sa création. Entre 2022 et 2023, la collection des « Études sur le théâtre et les arts de la scène » chez Classiques Garnier s’est ainsi enrichie de trois volumes (Jouve, Landrin, Pelissero) portant sur les avant-gardes américaines, jusque-là absentes de la série, et l’on se réjouit d’y voir une reconnaissance salutaire pour le champ d’étude fructueux que forment ces esthétiques charnières.
Émeline Jouve maîtrise parfaitement son sujet, sur lequel elle a déjà publié en 2018 un recueil d’entretiens assorti d’un cahier de photographies, à l’occasion du cinquantième anniversaire de Paradise Now (Avignon 1968 & le Living Theatre. Mémoires d’une révolution). Si les entretiens sont à nouveau largement sollicités ici, c’est dans une autre optique, qui passe du mémoriel à l’analytique. L’ouvrage s’organise en quatre parties, dont deux sont dominées par une logique historique, puisqu’il s’agit pour la première (« Théâtres de la marge ») de contextualiser l’avènement et l’esthétique du Living dans son époque, et pour la troisième (« Hétérotopie de déviation ») de proposer un récit détaillé des événements théâtraux de 1968, et de la confrontation entre l’idéal du théâtre populaire porté par Jean Vilar et celui du théâtre révolutionnaire porté par le Living. Cette volonté de mener une enquête fouillée visant à situer Paradise Now et son héritage dans l’Histoire—politique, culturelle et esthétique—est préfigurée par une préface percutante de Pascal Ory qui annonce une analyse de « l’aventure des vaincus de la confrontation de 68 jusqu’au-delà de la disparition de la troupe initiale, jusqu’à la transformation de cette aventure en mythe et, pour finir, en patrimoine » (p. 14). À cet effet, Jouve convoque une multitude de sources historiques et contemporaines, tirées d’archives et d’entretiens mais aussi d’ouvrages théoriques et critiques, qu’elle fait dialoguer pour fournir un panorama large et nuancé du spectacle, depuis sa gestation jusqu’à la tragédie – à moins que ce ne soit la farce ? – de ses représentations avignonnaises. L’ensemble est convaincant, perspicace et circonstancié, même s’il reprend un certain nombre d’éléments de cadrage historique déjà connus sur l’histoire du festival ou la prise de l’Odéon. Aux yeux de la présente lectrice, les parties les plus innovantes et enthousiasmantes de l’ouvrage sont celles qui entrent plus avant dans l’esthétique détaillée d’un spectacle perçu encore aujourd’hui comme subversif et controversé (en particulier la partie II, « Hétérotopie de crise ») et celles qui la confrontent, avec un regard lucide, à des objets contemporains, et notamment à trois spectacles « mémoire » joués en 2018 (partie IV, « 2018, des paradis aujourd’hui »).
Tout au long de l’argumentation, l’ouvrage articule et questionne avec constance le rapport de l’artiste à l’institution, autour des notions de théâtre politique, démocratique, utopique ou révolutionnaire en les mesurant à l’aune des théories philosophiques (Nietzsche et Foucault, entre autres) ainsi que des théories théâtrales (Artaud et Brecht sont convoqués à titre d’inspiration et de comparaison, de même que Schechner et Grotowski). Il ne s’agit pas, pour Jouve, de justifier, louer ou discréditer le travail du Living, mais plutôt d’interroger sa performativité au sens austinien du terme, c’est-à-dire les effets de la représentation théâtrale sur le réel, et la façon dont Paradise Now a pu être une « utopie effectivement réalisée », articulant l’intime et le politique, dans la Cité des Papes (p. 23). Paradise Now s’offre comme le grand œuvre du Living, l’accomplissement du décentrement disciplinaire et communautaire espéré par Julian Beck et Judith Malina, et leur point de bascule entre un théâtre de la dénonciation et un théâtre de réponses. Jouve analyse en détail la trame textuelle et les chartes du spectacle, leur syncrétisme spirituel, leurs « corps vibrants » (p. 123) et leurs processus théâtraux de répétition hypnotico-violente, afin de montrer comment Paradise Now invitait le spectateur à l’initiation et à la transe pour provoquer, par le biais du rituel théâtral, l’avènement d’un paradis « tout de suite » qui permettrait de renouer avec le bonheur de l’Adam Kadmon. L’un des grands mérites de l’ouvrage est de commenter systématiquement la rhétorique du Living dans son métadiscours sur les pièces, avec ses grandes métaphores mystiques, son martèlement révolutionnaire et ses ambiguïtés de langage qui en font à la fois l’efficacité et l’équivoque. À l’idée d’utopie, Jouve substitue en outre le concept foucaldien d’hétérotopie, cet « espace autre » éminemment théâtral, qui autorise la croisée des cultures, et dont elle a soin d’interroger la capacité à être « le réceptacle de nos propres projections et réflexions sur la faculté de la performance à véritablement être politique » (p. 21). À ce titre, la perspective contemporaine qui met en regard « l’énorme désespoir » de l’issue du festival (p. 239) avec l’« institutionnalisation mémorielle de hétérotopies d’antan » que représentent les spectacles de 2018 (p. 297) est particulièrement judicieuse. La quatrième partie de l’ouvrage se tourne ainsi vers Re-Paradise de Gwenaël Morin, Paradise Now (1968-2018) de Michiel Vandevelde & Fabuleus, et Paradis Maintenant par Ferdinand Flame et des élèves du TNS ; trois spectacles contemporains qui, sans chercher la transformation radicale de la société ambitionnée par le Living, se saisissent de son héritage pour faire advenir une réflexion sur l’art. Force est de constater que le « tranchant politique » (p. 294) du Living est émoussé par ces spectacles souvenir, ce que Jouve analyse finement tout en concluant, avec la sincérité qui caractérise son approche, qu’une telle consécration de Paradise Now dans la tradition théâtrale représente néanmoins une reconnaissance profitable des théâtres de la marge.
La richesse de l’ouvrage invite à continuer la conversation autour de la pratique et de l’esthétique du Living, et la lecture donnerait envie de creuser certaines questions, comme la place du Living dans la riche histoire des troupes américaines, des Provincetown Players (mentionnés ici à juste titre) au Group Theatre ou à la San Francisco Mime Troupe. L’analyse des théories sur le jeu d’acteur de Beck et Malina suscite par ailleurs des interrogations sur certaines ambivalences, qui pourraient être analysées plus en profondeur. Malgré le rejet ostensible des théories de jeu réalistes par le Living, les propos de Beck en appel à la non-stylisation, à l’absence de « poses » chez le comédien semblent faire directement écho, par exemple, à ce qu’écrit Stanislavski contre le jeu conventionnel. On se demande alors s’il n’y aurait pas matière à relire la quête du Living au filtre très américain de l’authenticité, qui paradoxalement traverse autant le « revivre » des écoles réalistes que le « vécu » de la performance. Enfin, on peut se demander si le duo Beck-Malina, chez qui Jouve ne manque pas de signaler certains déséquilibres, n’aurait pas mérité de faire l’objet d’une lecture plus franchement féministe. Ces réactions, parmi d’autres, témoignent moins de manques dans l’ouvrage que de la fécondité même du sujet, qui suscite la curiosité, le fantasme et le débat même après un-demi-siècle. L’approche originale et approfondie de Paradise Now en paradis montre toute la vitalité de cette aventure théâtrale révolutionnaire, dont le pouvoir de fascination n’est pas encore épuisé.
Auteur
Julie Vatain-Corfdir
Julie Vatain-Corfdir est maîtresse de conférences en études anglophones à Sorbonne Université (laboratoire VALE) et membre junior de l’Institut universitaire de France (projet ESTHER, 2023-2028). Elle est est responsable scientifique de l’axe traduction du projet ANR ACTiF (2024-2028). Elle est spécialiste de théâtre étatsunien et de traduction, et s’intéresse particulièrement aux esthétiques de résilience sur la scène contemporaine. Elle est également traductrice de théâtre, comédienne et metteuse en scène.
Julie Vatain-Corfdir is associate professor of English at Sorbonne Université (VALES reseach center) and a junior member of the Institut Universitaire de France (ESTHER project, 2023-2028). She is a scientific leader of the translation workpackage for the ANR program ACTiF (2024-2028). Her research interests are translation and US Theater, and she is currently investigating the aesthetics of resilience on contemporary stages. She is also a translator for the stage as well as an actor and director.
Pour citer cet article
Julie Vatain-Corfdir, Émeline Jouve, Paradise Now en Paradis. Une histoire du Living Theatre à Avignon et après (1968/2018), ©2025 Quaderna, mis en ligne le 27 janvier 2025, url permanente : https://quaderna.org/7/emeline-jouve-paradise-now-en-paradis-une-histoire-du-living-theatre-a-avignon-et-apres-1968-2018/
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