Cartographier l’habitable par l’ordinaire à Kibwezi au Kenya
Abstract
The consequences of climate change are particularly acute in Kenya, where 80% of the land is arid or semi-arid. What critical and constructive perspective can the concept of habitability offer in this context? Based on fieldwork carried out in Kenya in 2022 and 2023, this article aims to refine an in-situ definition of habitability, using exclusively qualitative data from two research phases, supplemented by video-mapping exercises. Far from proposing a positivist reading of habitability, driven by an exclusively mechanical and linear conception of mobility dynamics, this study proposes to better link habitability to the daily practices, habits, solidarities and even resistances that make up the ordinary lives of community dwellers and displaced persons. Habitability would then lie at the heart of the intricacy between sociality and spatiality, between the social and the biological, which defines – according to Stanley Cavell – “the human form of life.”
Résumé
Les conséquences du changement climatique sont particulièrement aiguës au Kenya, où 80 % des terres sont arides ou semi-arides. Quelle perspective critique et constructive le concept d’habitabilité peut-il offrir dans ce contexte ? Fondé sur un travail de terrain réalisé au Kenya en 2022 et 2023, cet article entend affiner une définition in situ de l’habitabilité, en utilisant exclusivement des données qualitatives issues de deux phases de recherche, complétées par des exercices de vidéo-cartographie. Loin de proposer une lecture positiviste de l’habitabilité, portée par une conception exclusivement mécanique et linéaire des dynamiques de mobilité, cette étude propose de mieux relier l’habitabilité aux pratiques quotidiennes, aux habitudes, aux solidarités, voire aux résistances qui constituent la vie ordinaire des habitants des communautés et des personnes déplacées. L’habitabilité se situerait alors au cœur de l’intrication entre socialité et spatialité, entre social et biologique, qui définit – selon Stanley Cavell – la forme de vie humaine.
Texte intégral
Introduction : la réflexivité contre le « bien connu »
Cette étude se fonde sur un réajustement conceptuel et méthodologique. Engagée dans un consortium de recherche pluriannuel sur la mobilité climatique financé par l’Union Européenne, l’équipe de recherche 1 s’est vite aperçue que le cadre d’analyse, la méthodologie et les outils de recherche échouaient à rendre compte des dynamiques à l’œuvre dans les communautés que nous étudiions au Kenya. Au départ, il s’agissait de mieux comprendre comment le changement climatique affecte les schémas de migration en Afrique subsaharienne. Pour y parvenir, l’étude de terrain devait donner corps empirique à deux pivots explicatifs : d’abord, la notion d’habitabilité, provisoirement définie comme la capacité d’un système socio-écologique donné 2 à maintenir et à soutenir la vie et les moyens de subsistance de la population qui le compose ; ensuite, l’introduction du concept de « points de basculement sociaux » (social tipping points) afin de déterminer si et comment ledit système est (perçu comme) adapté ou inadapté à la vie humaine en communauté. En d’autres termes, peut-on identifier des seuils au-delà desquels il n’est plus possible d’habiter, de rester, de résister aux conséquences désastreuses du changement climatique sur un écosystème naturel, social, économique donné ?
De manière contre-intuitive, lors des entretiens initiaux, les personnes interrogées n’évoquaient pas réellement de point de basculement, entendu comme un point à partir duquel un certain nombre de conséquences du changement climatique conduisent mécaniquement à la décision de quitter un foyer, une communauté et une terre d’origine devenus inhabitables. Et si la plupart des participants souffraient de périodes de sécheresse plus fréquentes et plus longues – non compensées par des saisons des pluies plus courtes marquées par de violentes inondations, des maladies ou des invasions de criquets – ils n’interprétaient généralement pas les conséquences du changement climatique comme décisives. Les conséquences du changement climatique étaient plutôt décrites comme une toile de fond sur laquelle d’autres événements apparaissaient, devenaient explicatifs et décisifs : décès, divorces, conflits familiaux, perte de bétail, problèmes économiques, recherche d’emploi, tensions sociales, insécurité, absentéisme des professeurs, difficile accès aux services de santé.
Pour saisir cette apparente contradiction entre la fréquence manifestement accrue des catastrophes liées au climat et le fait que les personnes interrogées considèrent le climat comme une variable parmi d’autres, on peut certainement avancer que les communautés étudiées ne se trouvaient pas toutes dans des situations d’urgence en matière de sécheresse, d’aridité ou d’inondations lors des différentes phases d’entretiens. Nous ferons cependant une autre hypothèse : l’approche du « point de basculement » repose sur une analogie purement mécanique (telle cause produit tel effet dans le temps, et arrive à un moment donné si les conditions sont réunies), mais cette analogie est contestable car la décision de migrer ne saurait se réduire à la combinaison d’une ou plusieurs causes. En d’autres termes, la même goutte ne fera jamais déborder le vase deux fois de la même façon, car dans le cadre de l’explication de la décision de partir ou rester, la question « pourquoi ? » prend un sens différent de celui qu’elle prend dans la recherche des causes physiques ou physiologiques (« objectives », « externes »).
Dans cette perspective, le parti pris méthodologique de l’étude était de libérer une certaine agentivité dans le protocole de recherche lui-même, en créant une situation (un dispositif) qui permette à la personne en situation de réponse de produire elle-même une analyse, une réflexivité sur ses paroles, ses descriptions et ses pratiques. Il s’agissait en d’autres termes de permettre une autre forme d’introspection, en redonnant du sens aux raisons d’agir, aux mots et aux voix des agents.
Le contexte socioéconomique de Kibwezi et Kathyaka (comté de Makueni)
Au Kenya, les terres arides ou semi-arides (ASALs) couvrent 80 à 85 % du territoire mais n’abritent que 10 % d’une population de 52,5 millions d’habitants en 2024 3 . Le pays est devenu de plus en plus vulnérable aux effets du changement climatique, avec des températures qui devraient augmenter de 1 à 1,5 degré Celsius d’ici 2030. Les sécheresses et les inondations ont entraîné des pertes socio-économiques considérables, affectant l’agriculture, la sécurité alimentaire et les ressources en eau, mettant en péril les moyens de subsistance et aggravant les conflits liés aux ressources 4 . En 2018, les seules inondations ont ainsi déplacé plus de 230 000 personnes en détruisant de nombreuses infrastructures ; en 2024, sur les quatre premiers mois de l’année, ce sont près de 300 000 personnes qui ont été victimes de déplacement forcé pour les mêmes raisons 5 . Les cycles « de plus en plus rapprochés, prolongés et sévères de sécheresse » 6 ont également accéléré la grave pénurie d’eau dans le pays, réduisant la productivité et la diversité du secteur agricole et aggravant l’insécurité alimentaire.
Le comté de Makueni, situé au sud-est du Kenya, entre les grands parcs nationaux du Tsavo et d’Amboselli, figure parmi les terres semi-arides du pays 7 . L’agriculture est le pilier de l’économie de Makueni avec environ 78 % d’une population d’un million d’habitants engagée dans la production de haricots verts, mangues, maïs, l’élevage de volailles ou de vaches laitières 8 . Les rendements céréaliers ont cependant connu une forte baisse depuis une trentaine d’années et l’époque des premières données officielles. Les années 2013, 2017 et 2021 ont notamment enregistré des baisses historiques de la production de maïs – jusque 70 % ou 90 % – en raison des sécheresses, des invasions de criquets, ou d’inondations soudaines. Un tel état de crise et d’incertitude climatique a encore aggravé les problèmes socio-économiques, propulsant le taux de pauvreté à 64 % et exacerbant l’insécurité alimentaire pour près de 60 % de la population du comté 9 . Certes, Makueni a su prendre des mesures d’adaptation en couplant solutions techniques (alliant la promotion de plantes résistantes à la sécheresse, la récupération de l’eau de pluie et le soutien à l’agroforesterie) et volontarisme politique (avec en particulier un plan de développement annuel d’autonomisation économique centré depuis 2018/2019 sur la gestion de l’eau, le renouvellement des infrastructures et l’agriculture adaptive) 10 ; mais l’enjeu climatique dépasse largement les mesures adoptées localement, qui ne servent qu’à « retarder l’échéance » 11 , « donner l’illusion politique du mouvement » 12 ou « manifester un désespoir » 13 , selon des représentants institutionnels rencontrés sur place.
Les communautés étudiées, comme Kathyaka, sous localité de Kibwezi West, sont exposées à un certain nombre de risques climatiques, à savoir une sécheresse prolongée, des précipitations faibles et peu fiables et des températures élevées ; l’accès à l’irrigation le long de la rivière Athi, qui sépare le comté de Makueni de son voisin du nord, Kitui, reste irrégulier et sous-développé, ce qui conduit souvent à l’abandon ou à la location de terres devenues incultes. À Kathyaka, le soutien du gouvernement du comté et des Organisations Non Gouvernementales (ONG), telles que l’Utooni Development Organisation, a certes permis d’introduire des pratiques agricoles durables et une agriculture de conservation, ce qui s’est avéré bénéfique pour la communauté, face aux baisses de production des cultures traditionnelles – comme le gramme vert, le niébé, le pois d’Angole et bien sûr le maïs. Mais, pour les familles rencontrées, le coût des semences spécialisées, réellement adaptées aux conditions locales, les rend souvent hors de portée et oblige à recourir à des variétés locales moins résistantes.
Dans ce contexte, que peut aujourd’hui signifier « habitabilité » pour les résidents de Kathyaka – qu’ils soient nés sur place, qu’ils y soient en transit, qu’ils aspirent à en partir ou à s’y installer durablement ? Répondre à cette question est d’abord un enjeu méthodologique, afin de ne pas confirmer de manière anecdotique et artificielle ce qui a déjà été considéré comme acquis par le chercheur. Dans les termes de l’anthropologue Veena Das, « la question pour moi est de savoir si l’ethnographie est destinée à illustrer un argument théorique ou si la théorie peut être intégrée dans l’ethnographie elle-même » 14 .
La réflexivité depuis l’ordinaire dialogique et cartographique
Pour mieux comprendre le concept d’habitabilité du point de vue des personnes elles-mêmes, nous avons voulu prendre en compte leurs propres efforts de conceptualisation, à travers l’analyse du langage ordinaire, des mots de tous les jours, tels qu’ils apparaissent dans la répétition des conversations, des silences ou des soliloques 15 . Les participants ont donc d’abord été invités à participer à un travail terminologique en donnant une définition, des synonymes ou des antonymes, d’« habitabilité » afin de comprendre quels mots ou cas concrets ils lui associaient. Par exemple : l’habitabilité peut être comprise comme le bonheur, l’hospitalité, la sécurité ou le fait d’avoir un emploi, alors que l’inhabitabilité peut être triste, dangereuse, synonyme de mort du bétail ou de sécheresse. Nous nous sommes également intéressés à la manière de traduire les propres mots des participants en swahili ou dans la langue locale : que signifie tel ou tel concept dans l’existence même des individus, des ménages et des communautés touchés par les conséquences du changement climatique et l’augmentation de la fréquence et de la gravité des inondations et des sécheresses ? Une dernière étape plus réflexive a permis un travail de co-conceptualisation où les participants devaient commenter les définitions des autres, les critiquer, les nuancer, voire aboutir à des positions communes ou médianes. L’objectif n’était pas alors de développer une forme de consensus dans l’usage des mots, mais plutôt d’élucider les tensions, les contradictions et les points d’accord possibles, sur la base de cas concrets et d’expériences vécues.
À ce travail de conceptualisation autour de l’habitabilité, des points de basculement et des processus de décision en matière de migration, nous avons souhaité ajouter un second dispositif, vidéo-cartographique, que nous avons librement emprunté au film documentaire Aida 16 de l’artiste et géographe Till Roeskens. Dans son film, Roeskens suit les parcours d’hommes et de femmes qui dessinent la ségrégation spatiale dont ils sont les victimes et commentent leurs efforts quotidiens pour préserver leur identité dans le camp palestinien d’Aida, selon une « résistance par contournement ». Appliqué aux migrations climatiques, cet outil utilise de la même manière le dessin et la voix, en demandant aux personnes interrogées de raconter leur expérience de l’habitabilité.
Figure 1. Vidéo-cartographie à Kibwezi
La vidéo-cartographie de l’habitat vise donc à créer un moment d’intensité différente dans l’entretien, en passant d’une approche de questions-réponses à quelque chose de plus proche d’un dialogue entre une personne et elle-même, afin de générer une réflexivité. Il s’agit en quelque sorte de libérer les personnes interrogées des biais cognitifs, des paramètres par défaut et même de la fatigue de l’enquête qui accompagnent souvent les discussions de groupe ou les entretiens par questionnaire. Ce dispositif a été utilisé dans deux lieux différents : les communautés de Kibwezi et Kathyaka où nous avons surtout rencontré des personnes déplacées internes et/ou migrants dits « économiques » 17 .
Qui sont les habitants de Kibwezi et Kathyaka ?
Lorsque nous demandons aux gens de donner une définition d’un lieu dans lequel ils se sentiraient à l’aise – avant de discuter de ce qui rend cet espace plus ou moins habitable, de ce qui peut le rendre inhabitable – il est frappant de constater que les personnes interrogées ne considèrent jamais un lieu, un espace, une terre ou une communauté comme étant habitable « en soi » : un lieu est toujours habitable ou inhabitable pour quelqu’un en particulier, à un moment donné de l’existence, en fonction de dimensions – telles que le sexe, l’âge, le contexte familial, l’histoire du déplacement, les traumatismes, les ambitions et les aspirations toujours présentées comme personnelles. Ce rejet d’une définition abstraite de l’habitabilité se reflète dans le rejet de formulations statiques et fermées qui partiraient de l’identité des participants eux-mêmes. Le dispositif au cœur de la cartographie vidéo de l’habitabilité permet justement aux participants de se distancier des catégorisations et des étiquettes habituellement imposées – imposées par le jeu social au sein des communautés, par les ONG ou les agences d’aide des Nations Unies, par les municipalités, les gouvernements et les chercheurs eux-mêmes. Contrairement aux discussions de groupe traditionnelles, où les participants se décrivent volontiers comme vulnérables – souvent en raison de l’orientation et des biais cognitifs des questions posées ou du protocole d’entretien – nous constatons que les gens ne se considèrent pas spontanément comme « vulnérables ». Lorsque nous avons parlé de leur « vulnérabilité », en tant que femmes, jeunes, personnes âgées, personnes déplacées, etc., ils ont généralement contesté cette compréhension statique de la vulnérabilité : les gens ne se considèrent pas comme vulnérables, mais plutôt comme exposés à des risques ou menaces contextuels. Le mot utilisé en swahili est d’ailleurs relationnel : « tunaathirika » ou « tuko hatarini », qui signifie « être exposé ». Il n’est jamais question de vulnérabilité en termes absolus, mais d’exposition à un contexte qui rend la vie plus difficile.
Surtout, c’est souvent parce qu’ils ne s’identifient pas comme des personnes vulnérables, privées de ressources, mais comme des agents plus ou moins exposés à des difficultés, que les participants sont en mesure d’expliquer les raisons qui les conduisent à choisir de rester ou de quitter un lieu, même s’ils attribuent une influence réelle dans leur choix à des variables économiques, sociales, sociétales, sécuritaires et environnementales. On est loin de la logique des agences d’aide (« indice de résilience », « personnes concernées », « enquête de vulnérabilité ») et des présupposés trop fréquents des chercheurs, qui tendent à ontologiser des catégories de populations et à les segmenter par étiquettes de vulnérabilité. Il n’existe pas de vulnérabilité dans l’absolu, mais seulement des personnes, des ménages et des communautés plus ou moins exposés à des réalités contextuelles défavorables ou favorables, qui réduisent ou augmentent à leur tour leur capacité d’action.
Les causes, les raisons, les explications
Considérons l’histoire de A., femme âgée d’environ 60 ans, d’ethnie Kamba, rencontrée dans le quartier de Kikumbulyu. Le bien-être du ménage a été affecté par les effets du changement climatique au cours de la dernière décennie. La capacité à satisfaire tous les besoins de base « est devenue un cauchemar », et le peu qui est disponible « ne suffit pas à répondre aux besoins quotidiens de la famille », car « l’habitude de prendre de petites portions à chaque repas et de sauter certains repas a affecté la santé des membres de la famille, même s’il s’agit d’une adaptation à la survie. Le niveau de pauvreté et la dépendance du ménage à l’égard des amis, des parents et de la communauté ont augmenté à un rythme très élevé ». Au cours des dix dernières années, A. a ainsi observé des changements significatifs dans les revenus agricoles de sa famille et de la communauté, car « le secteur agricole a été très affecté par les faibles pluies ». La baisse de la productivité des sols et des revenus agricoles a entraîné, selon A., « une migration massive vers les zones urbaines ».
Dans les communautés étudiées et dans le cas de A. en particulier, cet exode des jeunes a laissé aux femmes la responsabilité des ménages ruraux. Tout en plaçant les femmes au centre des affaires familiales, ce changement a également aggravé la pauvreté rurale et limité le développement en raison du manque de bras 18 . L’absence des maris crée aussi un obstacle socioculturel plus inattendu au changement, tant la répartition des rôles dicte toujours certaines pratiques agricoles, certaines responsabilités dans l’allocation des fonds, certaines visibilités sociales, limitant ainsi implicitement l’action des femmes 19 . Par exemple, l’accès aux ressources telles que la terre et le bétail est généralement contrôlé par les hommes, tandis que les femmes ont des droits limités (souvent restreints au petit bétail et à certaines cultures). A. décrit ces mutations comme un cercle vicieux car « les bras requis pour les intrants agricoles, en particulier lors de la plantation, ne sont plus disponibles (…) ce qui conduit à des périodes de plantation incorrectes, affectant ainsi la quantité de rendement, en particulier pendant les courtes pluies ». Enfin, comme de nombreuses femmes interrogées 20 , qui semblent particulièrement conscientes des corrélations entre, d’une part, l’impact du changement climatique sur leur ménage et leur communauté et, d’autre part, le manque de stratégies d’adaptation, A. analyse critiquement ces évolutions :
La déforestation excessive sans remplacement des arbres a également contribué à la réduction des précipitations et à de longues sécheresses, réduisant ainsi la taille des récoltes. Au cours des dix dernières années, nous avons connu une invasion de criquets en 2020 qui a touché toutes les cultures du pays. Nous n’avions aucune idée ou expertise pour prévenir cette invasion.
Le cas de A. montre que le climat inhabitable est intrinsèquement lié à l’habitable et qu’il suffira d’un événement ou d’un autre, et souvent d’une multitude de facteurs, pour que les gens décident de partir. Les causes sont donc en fait multiples et interconnectées, et on peut remonter presque à l’infini pour les identifier objectivement. Mais lorsqu’on demande aux gens ce qui les a poussés (motivés) à partir, ils donneront une explication fondée sur une raison, un grain de sable subjectif – la fermeture d’une école, l’inflation des denrées alimentaires ou du bétail, un conflit domestique ou l’insécurité communautaire – pour expliquer leur départ ou leur désir de partir. Dans le cas d’A., il semble que l’accès à une éducation de qualité pour ses petits-enfants ait joué un rôle dans la décision des parents de quitter le village d’origine de la famille : doit-on parler ici de cause et exclure de l’explication les conséquences du changement climatique ? Ne peut-on pas établir un régime explicatif plus large qui relie la récurrence des mauvaises récoltes, directement causées par le changement climatique, et un contexte socio-économique devenu critique dans les régions arides et semi-arides du Kenya, où les ressources manquent pour financer les services de base en matière d’éducation, de santé et d’infrastructures ? Sans aucun doute. Ce qui est encore plus évident, c’est que la mécanique des raisons – par les causes premières et secondes de la mobilité (« root causes »), par les indicateurs de résilience, par les « points de basculement », par le choix rationnel – ne reste que faiblement explicative pour rendre compte de l’habitabilité (ou inhabitabilité) vécue. Or, c’est souvent une telle mécanique abstraite qui aiguille les hypothèses des programmes de recherche, les méthodologies des « terrains de recherche », les cadres d’analyse politique, la mise en œuvre des trop rares programmes d’adaptation aux conséquences du changement climatique.
Rendre le quotidien habitable
À ce stade préliminaire de l’étude, ce que nous avons appelé « habitabilité vécue » apparaît comme une qualification multicritère, un signifiant flottant, dont les contours évoluent dans le temps et selon le quotidien des ménages et des communautés. On peut regretter ce manque de substance apparent, on peut aussi essayer de mieux prêter l’oreille. Par exemple, si les personnes interrogées mentionnent toutes la sécheresse (ou les inondations, les crues soudaines) comme facteur de déstabilisation, elles semblent attacher l’habitabilité davantage à des éléments de sociabilité (présence d’écoles, de routes ou d’autres équipements), étroitement liés à un contexte kenyan où l’éducation est devenue un poste de dépense important pour les ménages ainsi qu’un marqueur social important (dans un contexte de libéralisation agressive des services et de désengagement de l’État en matière de santé, d’éducation et de protection sociale). Pour de nombreuses personnes interrogées et participants, l’habitabilité est donc avant tout une question d’accomplissement des tâches quotidiennes de survie : avoir un toit ou un abri au-dessus de sa tête, pouvoir envoyer ses enfants à l’école, pouvoir faire son travail quotidien sans craindre en permanence d’être attaqué par des animaux ou d’être victime d’une agression.
C’est le cas de J. et de sa famille, dont la maison est située dans la sous-localité de Kathyaka même. J. est un homme de 52 ans dont le ménage est fortement exposé aux risques climatiques en raison de sa dépendance absolue vis-à-vis des revenus de l’agriculture. J. possède une maison individuelle avec un sol en ciment, des murs en briques, un toit en tôle, des latrines à fosse et utilise le gaz, le charbon de bois et le bois de chauffage pour cuisiner. Ces signes extérieurs indiquent que J. et sa famille sont bien intégrés dans la société et l’économie. Le dessin est minutieux et le participant prend le temps de s’arrêter pour expliquer, situer et nuancer ce que le trait du dessin ne parvient qu’imparfaitement à faire :
Voici ma propriété entourée d’une clôture. De l’autre côté, il y a un chemin qui mène à ma ferme. De l’autre côté de la clôture, il y a une route qui mène à l’église. De l’autre côté de la route, il y a une rivière adjacente, à côté de laquelle se trouve une école. Quand on descend, on va au marché, puis on va au bureau du chef. Le matin, je prépare mon enfant pour l’école et je le dépose. Une fois à la maison, je visite ma ferme pendant deux heures. À 15 heures, je vais chercher mon enfant à l’école, je vais au marché faire quelques courses et je rentre à la maison. À 17 heures, je vais à l’église et je prie jusqu’à 18 heures avant de rentrer chez moi. Je vais rarement au bureau du chef. Je vais chercher de l’eau à la rivière et je rentre avant la tombée de la nuit. Je me sens déconnecté de la rivière, surtout pendant la saison des pluies, parce qu’il pleut et qu’elle devient boueuse. Il y a beaucoup de crocodiles sur la rive et je crains pour la sécurité de mon enfant. Je me sens lié à l’église, je suis en paix, rien ne m’empêche d’aller à l’église, là, à l’église (J. surligne le dessin de l’église en rouge). 21
On voit que l’habitabilité est avant tout une question d’attractions (le bien-être de l’église) et de répulsions (les dangers liés au fleuve), qui sont en tension et rendent la vie quotidienne habitable, moins habitable ou inhabitable. Cette tension peut rendre un territoire inhabitable parce qu’il est marqué par la mort et une mémoire qui ne peut plus être vécue. Le quotidien devient hanté par la présence des morts et de leur mémoire : « Je déménage dans une nouvelle région parce que je suis dévasté par la perte de membres de ma famille. Je suis dévastée par la perte de mes parents et de mon épouse. Il y a trop de tombes chez moi. J’ai décidé de déménager pour faire mon deuil » 22 .
Dans ces gestes, ces paroles et ces non-dits, il s’agit de rendre le quotidien habitable, il s’agit d’habiter le temps et l’espace jour après jour. L’étymologie latine du mot est ici révélatrice : habitare signifie vivre ou habiter (à l’origine, de habere = avoir ou posséder) mais aussi « avoir le plus souvent », d’où le dérivé « habitude » (habitudo), qui désigne ce que l’on fait sans même y penser et dont on aurait du mal à se passer dans sa vie 23 . Dans le contexte de Makueni, cette dimension recouvre tous les aspects non essentiels de la vie, par opposition à la nourriture, à la santé, au logement, ou à l’éducation. Ces habitudes quotidiennes rendent la vie quotidienne habitable. Les témoignages s’accordent sur ce point, soulignant que les habitudes décrites en détail lors des exercices de mapping ont toutes en commun de transcrire – presque comme une sismographie – un quotidien fait de routines, d’habitudes, de sillons d’existence qui donnent du sens à leur vie. Il s’agit avant tout de l’expérience de l’habitabilité : la création d’habitudes, de routines et de quotidiennetés, quelles que soient les difficultés de l’environnement dans lequel les personnes elles-mêmes sont plongées (sécheresse, séparations familiales, perte d’emploi ou de moyens de subsistance, crise familiale, conflit politique).
En d’autres termes, rendre un système socio-écologique habitable repose sur un assemblage délicat de la vie quotidienne. Cela permet de reformuler la question un peu différemment, puisque l’inhabitabilité traduit alors une expérience dans laquelle les habitudes et les routines de vie qui tissent une existence – ou des existences – sont suspendues de manière durable ou définitive. Pour Veena Das, le concept d’ordinaire
n’est jamais mieux défini que dans sa perte, si souvent représentée dans la fiction (situations de catastrophe, perte de ce qui fait la trame de l’humain) et au quotidien dans les moments de dissolution des échanges ou du cours de la vie ; situations qui nous incitent à réaliser et à représenter ce qui est perdu : une normalité prise pour acquise et invisibilisée, jusqu’au moment où elle s’effondre, et où il faut alors la réinstaurer. 24
C’est ce qui rend l’habitabilité si difficile à définir, car elle est étroitement liée aux habitudes qui rendent la vie supportable, ces habitudes qui sont comme une seconde peau et que nous pouvons à peine distinguer. Seule l’épreuve de l’inhabitable, de la perte, peut alors mettre à nu l’ordinaire qui fait le quotidien et l’habitabilité de nos vies. L’espace vécu des habitudes est ainsi une réalité complexe et multiscalaire qui renvoie à la temporalisation de l’existence humaine. L’espace n’est donc jamais habitable – perçu, pensé, éprouvé et vécu – seulement en tant qu’espace socio-économique ou réalité administrative. C’est bien plutôt un espace-temps existentiel, où les gens vivent, agissent, meurent en transmettant parfois un patrimoine. Comme l’a souligné un participant à une discussion de groupe, la terre peut même être un point de départ vers d’autres espaces pour la génération suivante :
Une maison est un foyer (…) (rires…) mon souhait est de vivre ici jusqu’à ma mort, mais il y a des défis, parfois les gens sont déplacés de leur terre et ils finissent par déménager, mais mon souhait est de ne jamais déménager dans un autre endroit. En ce qui concerne mes enfants, j’ai un petit lopin de terre et j’aimerais qu’ils déménagent et obtiennent leur propre lopin de terre. Si j’avais de l’argent, je leur achèterais plus de terrain, mais comme je n’ai pas d’argent, ce serait bien qu’ils aient leur propre maison quand ils seront grands. Cette terre sera à eux un jour, mais je ne déménagerai pas moi-même. 25
L’habitabilité en tant que forme de vie et bien public
Un élément marquant des séances de vidéo-cartographie est l’insistance sur le lien entre habitabilité et densité des relations sociales : ce qui rend le monde habitable, c’est aussi la circulation, la fluidité, le fait que les connexions dans l’espace soient assurées et souhaitées dans l’infrastructure, l’emplacement, la structure des maisons, des routes, des lieux de rassemblement (magasins, marchés, lieux de culte, places, etc.) et de la communauté en général :
Il ne faut pas oublier non plus que ce qui rend un lieu habitable, c’est que ce lieu doit être partageable, non pas comme un gâteau, mais comme un espace où les gens vont et viennent, se parlent, échangent, vivent ensemble. (…) Je pense qu’il faut du temps pour créer des routes et les améliorer. Et c’est ce que font les gens qui transforment ces lieux. (…) Mais c’est aussi vrai pour les lieux qui relient les gens, comme les marchés, les écoles ou les places. 26
Cette idée de mise en relation, en commun, permet de dépasser certaines oppositions de classes, d’intérêts et de récits, en plaçant le bien commun comme pierre angulaire de la prise de décision. Ainsi conçue, l’habitabilité signifie socialiser l’espace et, plus généralement, faire de l’agencement de la socialité et de la spatialité un bien public. Au même titre que l’éducation ou la santé, l’espace du commun (qui peut être partagé et habité) peut alors être considéré comme un bien public, qui n’entre pas dans les découpages analytiques habituellement utilisés dans la sphère économique. Les résidents en zone rurale autour de Kibwezi considèrent qu’il faut plus que de simples conditions matérielles pour qu’un espace (maison ou communauté) soit réellement habitable : au-delà des variables biologiques ou écologiques, les relations entre les personnes, leur contribution collective, sont ainsi souvent valorisées par les personnes interrogées. Cela nous indique que l’habitabilité découle de contextes relationnels spécifiques et de la capacité des personnes à s’engager concrètement dans leur environnement.
L’habitable n’est ainsi pas antérieur aux tentatives quotidiennes de spatialisation et de socialisation qui peuplent les récits et le langage des femmes et des hommes que nous écoutons dans ces entretiens. Commentant ce que Stanley Cavell nomme l’« absorption réciproque du naturel et du social » comme « forme humaine de la vie » 27 , Sandra Laugier rappelle les termes de l’enjeu :
Il ne s’agit pas de deux sens différents et hiérarchisés, respectivement social et biologique, de la vie ; ce qui est en jeu dans la distinction est l’intrication du social et du biologique dans les formes de vie, ou plus exactement de l’intégration de formes vitales (Lifeforms) dans les formes ordinaires de vie (Forms of life), de l’éthologique dans l’ethnologique. 28
Et c’est précisément parce que l’habitabilité se tient dans l’intrication (Laugier) ou l’absorption (Cavell) qu’elle n’est pas réductible à l’activité des décideurs, des experts ou des institutions. Ni préexistante, ni attribuable à une communauté particulière (selon un éventuel « indicateur d’habitabilité »), elle est production d’un bien public spatial contributif : un espace communautaire socialement, écologiquement et (donc) politiquement habitable. Les habitants qui, par leur simple présence, contribuent à produire ou à « activer un lieu » 29 – qui ne serait autrement qu’un simple environnement bâti – sont donc également des acteurs et des agents dans le domaine de l’habitabilité : « Il faut embellir ces zones, mais aussi prévenir l’érosion et le ravinement en plantant des arbres. C’est ce qu’il faut faire. Et si personne ne le fait, nous devrons le faire nous-mêmes, car nous voulons continuer à vivre ici » 30 .
Politique de l’habitable, entre spatialité et socialité
La définition d’un lieu habitable ne dépend pas de conditions objectives et abstraites, mais d’une expérience subjective et vécue – ce que Callon, Lascoumes et Barthe appellent un « forum hybride » 31 – entre société et socialité, espace et spatialité, social et biologique, pour ajuster l’un à l’autre. Il serait donc artificiel de trop séparer les différentes conditions d’habitabilité mentionnées par les répondants, car elles sont souvent interconnectées. Si l’on examine l’expérience d’habitabilité vécue des participants aux discussions de groupe ou aux sessions de vidéo-cartographie, on peut voir émerger des séries explicatives souvent récurrentes et interdépendantes.
Une première série est liée à la socialité quotidienne, par opposition aux interactions sociales en termes de flux immatériels et de communication. Mentionnons par exemple l’absence de services de base (eau, électricité, santé, services sociaux et infrastructures), la qualité médiocre ou le coût excessif de l’éducation et des niveaux alarmants de criminalité et de sécurité, souvent liés à la consommation de drogue. Ces déterminants sont toujours corrélés aux opportunités et au dynamisme du marché de l’emploi local, qu’il soit en plein développement (comme à Wote 32 , capitale de Makueni) ou en crise (comme à Kisayani 33 ). Une seconde série relève davantage de problèmes de spatialité concrète, par opposition à une logique d’aménagement d’un territoire et d’espaces abstraits. On songe en particulier à une situation géographique défavorable et une trop grande distance par rapport aux centres urbains, à la pauvre qualité des sols, à l’absence de sources d’eau, et enfin à un aménagement dysfonctionnel de l’espace communautaire.
Ici, trois commentaires peuvent être faits. En premier lieu, il faut rappeler que les deux ensembles de conditions (socialité et spatialité) ne sont ni exhaustifs ni mutuellement exclusifs, et ils interagissent l’un avec l’autre. La spatialité des vies des personnes enquêtées est ainsi le produit de négociations sociales permanentes, le résultat de l’articulation de relations sociales complexes et de rapports de force en constante évolution : « Dans ma communauté, tout dépend aussi beaucoup de la façon dont les quartiers sont connectés, les maisons, les routes, les marchés. (…) Cela permet aux gens de mieux se rencontrer, de dialoguer et parfois d’éviter les conflits » 34 . En d’autres termes, les représentations de l’habitabilité fondées sur la compréhension traditionnelle des systèmes socio-écologiques doivent rendre davantage justice à la complexité tangible des expériences d’habitabilité et aux raisons d’agir des habitants eux-mêmes. Pour y parvenir, nous devons passer d’un modèle dans lequel le naturel et l’humain se font face de manière abstraite à un modèle dans lequel ils sont en réel dialogue.
Ensuite, il faut souligner que la plupart des conditions mentionnées sont directement liées aux changements récents de la société kenyane, dans un contexte de forte urbanisation et de libéralisation de la quasi-totalité des secteurs traditionnels, dont l’éducation et la santé. Makueni dispose certes d’une infrastructure plus solide que ses voisins avec 997 écoles primaires et 375 écoles secondaires, ainsi que quelques établissements d’enseignement supérieur 35 . Le comté dispose aussi de 156 établissements de santé, auxquels s’ajoutent 726 lits d’hôpitaux pour un personnel médical de 815 personnes, ce qui permet en théorie de répondre aux besoins de la population 36 . Mais la dégradation du système revient comme un leitmotiv dans les conversations et se manifeste selon une double ligne de crête : ligne d’exclusion qui serpente entre communes rurales et urbanisées, ligne de distinction qui sépare les usagers des services public et privé. De ce point de vue, l’éducation est sans doute le symptôme le plus fréquemment cité – à la fois comme condition d’habitabilité et comme élément déclencheur possible de la décision de quitter un lieu pour en choisir un autre : « kugharamia masomo ya ngazi ya juu » (financer l’éducation supérieure), « Muiyo wa mbesa sya shulu » (coût élevé de l’école), « Kulipa ada ya shule » (payer pour l’école). L’éducation doit être non seulement proche (présence d’écoles), mais aussi abordable (coût) et de bonne qualité (pédagogie, enseignement) : « J’ai déménagé ici pour pouvoir subvenir aux besoins de ma famille et pour que mes enfants aient accès à l’éducation. Dans le village, les enfants peuvent manquer l’école pendant des mois. Les normes d’hygiène dans le village sont également médiocres. Nous avons dû migrer pour que mes enfants puissent recevoir une éducation de qualité et que je puisse être exposée ».
Enfin, il faut noter que face aux symptômes du changement climatique, les personnes interrogées proposent aussi des stratégies d’adaptation :
Il existe un type d’herbe appelé vétiver qui aide à prévenir l’érosion des ravines. Les agents de vulgarisation agricole devraient aider à éduquer les gens, en particulier ceux qui vivent entre les hautes et les basses terres, sur la façon de construire des terrasses. Le terrain dans cette région a besoin de terrasses pour ralentir le mouvement de l’eau de pluie, ce qui aide également à prévenir l’érosion du sol. Mon autre point concerne l’irrigation. La vallée est traversée par la rivière Kerio. S’il y avait un programme d’irrigation dans cette région, les habitants en bénéficieraient vraiment. 37
Le changement climatique est ainsi rarement considéré comme une fatalité, mais plutôt comme la conséquence d’un mode de vie trop fortement extractif et d’un manque de politiques, de stratégies ou de programmes concertés. Les participants se montrent critiques à l’égard d’un système qui rend l’école inabordable, l’eau plus chère, les terres chaque année plus arides et moins fertiles, les relations sociales moins solidaires, etc. Ainsi, pour lutter efficacement contre le cycle des inondations et des sécheresses qui rendent progressivement infertiles 80 % des terres arides ou semi-arides du Kenya, ou qui ont réduit la couverture forestière de la Somalie voisine de 80 % à 13 % entre 1980 et 2020 38 , il est prioritaire de changer de boussole politique. Dans le comté de Makueni ce ne sont pourtant pas les initiatives pionnières qui manquent. En plus de l’inclusion désormais prioritaire des questions d’eau, d’infrastructure et de soutenabilité agricole dans les plans annuels de développement, déjà mentionnée, on peut par exemple citer l’établissement des County Climate Change Fund Board (CCCFB) et d’une County Climate Change Fund (CCCF) Policy, qui symbolisent l’engagement de Makueni dans la lutte contre les conséquences désastreuses du changement climatique. Mais au-delà du symbole, du manque de ressources, des insuffisances techniques, de la relégation des terres arides et semi-arides au dernier rang des préoccupations gouvernementales, c’est bien un mode de rationalité économique, social et politique qui fait désormais l’objet de critiques. Car il rend progressivement le quotidien invivable autant qu’inhabitable. C’est ce que nous ont dit les personnes que nous avons rencontrées dans le comté de Makueni. Et elles y croient.
Annexe 1. Carte des communautés étudiées dans le district de Kibwezi
Source : carte modifiée depuis Kerina, Arnold & Ngode, Lucas & Opile, Wilson & Mwamburi, Lizzy. « Evaluating Productivity of Three Legume Species at Different Agro-ecological Zones of Makueni County Kenya », 2017.
Annexe 2. La vidéo-cartographie
Les photos ci-dessous donnent un aperçu de l’outil vidéo-cartographique en pratique. Les photos 1 à 4 montrent comment le système a été mis en place lors d’un pilote dans le quartier d’Eastleigh, où vit une importante communauté d’origine somalienne, à Nairobi : un panneau de bois et une vitre transparente sont placés devant une caméra (photo 2) ; un second point vidéo permet de filmer le dispositif de côté tout en permettant un premier enregistrement sonore (photo 3) ; une feuille blanche est scotchée sur le côté du participant, qui dispose de stylos de différentes couleurs, associées à des significations spécifiques (danger, bienveillance, proximité, distance), et un second enregistrement sonore est réalisé sous le panneau de bois (photo 4) ; enfin, le participant, en l’occurrence une réfugiée somalienne vivant à Eastleigh, dessine sur le côté du panneau situé à l’opposé de la caméra (photo 5).
D’une durée moyenne de 13 à 15 minutes, les trente-deux vidéos enregistrées sont de qualité inégale, tant au niveau de l’image que du contenu, mais elles ont toutes en commun de saisir un moment où la double activité du participant (dessiner et parler) conduit à une forme d’envol, au sens propre du terme. Au jeu conventionnel de l’entretien, qui souffre toujours des multiples biais liés à l’agencement intervieweur-interviewé (mais aussi sujet-objet, chercheur-réfugié, homme-femme, etc.), succède un moment de réflexivité où le participant se détache des codes et des étiquettes, de ce qu’il faut dire, de ce qu’exige le protocole de recherche, pour faire entendre sa propre voix.
Figures 2 à 5. Pilote d’une session de vidéo-cartographie dans le district de Eastleigh (Nairobi, mai 2023)
La deuxième série de photos ci-dessous montre des captures d’écran des résultats – collectés dans des vidéos, bien sûr – dans la région de Baringo au Kenya. Une fois encore, la vidéo est filmée de l’autre côté du panneau, ce qui préserve l’anonymat des personnes interrogées, mais permet aussi de voir le dessin se faire, en temps réel, en synchronisation avec la narration des expériences dans la langue maternelle du participant, afin de limiter les biais.
Figures 6 à 11. Captures d’écran d’une vidéo-cartographie à Baringo (juin 2023)
Les analyses et les conclusions ne sont donc pas tirées de concepts importés sur le terrain, comme les pièces d’un équipement prêt à l’emploi, puisque c’est en nous fondant uniquement sur ce que les participants et les participantes ont produit dans leur effort de conceptualisation par les mots et la cartographie que nous avons cherché à tester de manière inductive, d’une part, la définition (et la conceptualisation) même de l’habitabilité et, d’autre part, la pertinence opérationnelle du concept 39 .
- L’auteur tient à remercier Jared Owuor, Wendy Indira, Lisa Pfister, Saliamo Taiwa et Marion Tolboom qui ont contribué aux recherches de terrain. D’autres données qualitatives ont par ailleurs été collectées par Valentine Nzau, Martin Munyao, Stephen Mbatha, Belly Jullians, Mercy Kiget, Esther Mwikali et Justus Musembi.↵
- Un système socio-écologique (SES) est constitué de linteraction de sous-systèmes naturels (environnement biophysique et ressources) et humains (vie et moyens de subsistance). Cette définition sinspire de Johan Colding et Stephan Barthel, « Exploring the discourse on social-ecological systems 20 years on », Ecology and Society 24/1, 2019.↵
- Selon les chiffres du Kenya National Bureau of Statistics (KNBS) – https://www.knbs.or.ke.↵
- Robert Kibugi et Sylvia Lanyasunya, « Climate Change Induced Migration in Kenya: Assessing impacts on pastoralist communities, and legal and policy options to enhance adaptation actions », Argumente und Materialen zum Zeitgeschehen 107, 2017.↵
- Sources : Médecins Sans Frontières (MSF) et Action Contre la Faim (ACF), disponibles en lignes : https://www.msf.fr/actualites/kenya-la-population-face-aux-consequences-devastatrices-des-inondations et https://www.actioncontrelafaim.org/presse/les-inondations-deplacent-plus-de-200-000-personnes-au-kenya-et-augmentent-le-risque-dinsecurite-alimentaire/↵
- Entretien avec UNOCHA, Kenya, Nairobi, juin 2024.↵
- Une carte de Makueni figure en annexe avec la localisation de Kibwezi, Kathyaka et Kisayani.↵
- Government of Makueni County, « About Makueni County », 2022.↵
- Arnold Kerina, Lucas Ngode, Wilson Opile et Lizzy Mwamburi, « Evaluating Productivity of Three Legume Species at Different Agro-ecological Zones of Makueni County Kenya », 2017.↵
- Ministry Of Agriculture, Livestock and Fisheries of Kenya (MoALF), « Climate Risk Profile for Makueni. Kenya County Climate Risk Profile Series », The Kenya Ministry of Agriculture, Livestock and Fisheries (MoALF), Nairobi, Kenya, 2016.↵
- Entretien avec le Comté de Makueni, Membre du County Executive Committee, Wote, Août 2023.↵
- Aga Khan Foundation, Machakos, septembre 2023.↵
- Entretien avec UNEP, Kenya, Nairobi, juin 2024.↵
- Veena Das, Affliction: Health, Disease, Poverty (Forms of Living), Fordham University Press, 2015, p. 10. Notre traduction.↵
- Sur les balises méthodologiques et les implications de l’entretien en face-à-face, nous renvoyons à Janine Barbot, « Mener un entretien de face à face », L’enquête sociologique, dir. Serge Paugam, Paris, PUF, Quadrige, 2012.↵
- Les vidéos et les interviews sont disponibles à l’adresse suivante : https://www.antiatlas.net/till-roeskens-videomappings-aida-palestine-en/. Il convient de noter que ce dispositif est très proche de l’idée d’Henri-Georges Clouzot dans Le Mystère Picasso en 1956. Clouzot avait eu l’idée de filmer un peintre au travail, plongeant le spectateur au cœur de la naissance d’une œuvre. Sur l’écran qui sert de toile, un dessin s’élabore, avec pour seul son le bruit du fusain de Picasso qui accompagne le parcours mystérieux de la création artistique. Nous souhaitons remercier Judith Revel, qui nous a signalé l’existence du travail de Till Roeskens.↵
- Des informations sur l’outil de cartographie vidéo sont annexées au présent document.↵
- Sur ce point, on lira Zipporah Kamau, « The Intersectionality of Gender and Climate Change in Kenya: How Women are Disproportionately Affected », SHE Changes Climate, 2023.↵
- Ce point est aussi mentionné par Chinwe Ifejika Speranza, « Promoting Gender Equality in Response to Climate Change: The Case of Kenya », German Institute of Development and Sustainably (IDOS), Discussion Paper 5, 2011.↵
- Ce que corrobore également l’article de Mary Crossland, Ana Maria Paez Valencia, Tim Pagella, et al. « Women’s Changing Opportunities and Aspirations Amid Male Outmigration: Insights from Makueni County, Kenya », Eur J Dev Res 33, 2021, p. 910–932.↵
- Entretien, 27 août 2022.↵
- Vidéo-cartographie à Baringo, homme de 45 ans, mai 2023. Les mots de cet entretien, selon la même approche méthodologique, proviennent d’un terrain effectué selon les mêmes cadres analytiques et méthodologiques, par la même équipe dans le comté de Baringo (entre Nakuru et Eldoret).↵
- Issue de la même racine latine, la notion d’habitus a connu une grande postérité en anthropologie (Mauss) et en sociologie (Bourdieu).↵
- Veena Das, Affliction: Health, Disease, Poverty (Forms of Living), op. cit., p. 230. Notre traduction.↵
- Discussion de groupe 2, participant 2.↵
- Entretien avec UNHABITAT, Kenya, mai 2022.↵
- Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, trad. Sandra Laugier, Combas, Éditions de l’Éclat, 1991, p. 48.↵
- Sandra Laugier, Wittgenstein, Politique de l’ordinaire, Paris, Vrin, 2015, p. 293.↵
- Selon la belle expression de Jacques Lévy, « Habiter Cheonggyecheon : l’exception ordinaire », Annales de géographie 2015-4/704, juillet-août 2015, p. 391-405.↵
- Vidéo-cartographie avec Mercy, K., Kibwezi, femme, 59 ans, 29 août 2022.↵
- Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.↵
- « Kuwepo kwa kazi zenye mshahara mzuri Wote » = il y a de nombreux bons emplois à Wote, notamment dans l’agriculture, la construction.↵
- « Viwango vya ajira Kisayani » ou « Ithimo kivathukanyo sya uandikwa Kisayani » = les niveaux d’emploi sont trop faibles à Kisayani en raison de la sécheresse (Ukame).↵
- Cartographie video – Kibwezi #3.↵
- Government of Makueni County, « Education, Sports, and ICT », 2023.↵
- Government of Makueni County, « Health Services », 2023.↵
- Discussion de groupe 6, répondant 3.↵
- Samuel Hall, IOM, UNEP, Identifying Climate Adaptive Solutions to Displacement in Somalia, 2021.↵
- Pour le dire dans les mots de Veena Das : « les concepts peuvent apparaître lorsque nous observons des schémas dans des données statistiques, mais également lors d’expériences de la plus grande quotidienneté ». Veena Das, Textures of the Ordinary. Doing Anthropology After Wittgenstein, Fordham University Press, Chapitre 11, ‘The Life of Concepts: In the Vicinity of Dying’, 2020. Notre traduction.↵
Bibliographie
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Auteur
Hervé Nicolle
Hervé Nicolle est doctorant en philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Judith Revel. Il est aussi le fondateur et co-directeur de Samuel Hall, une entreprise sociale et un centre de recherche sur les phénomènes de mobilité en Asie centrale et en Afrique de l’Est. Depuis 2009, Hervé effectue des terrains en Afghanistan, Somalie, Éthiopie, Kenya, Niger ou Tunisie dans des camps de réfugiés, des quartiers urbains de déplacés internes, des centres de rétention et des associations d’aide au retour. L’enjeu de sa recherche est de décrire les agencements institutionnels mais aussi les stratégies de citoyenneté et les résistances politiques qui se manifestent dans de tels contextes d’exclusion.
Pour citer cet article
Hervé Nicolle, Cartographier l’habitable par l’ordinaire à Kibwezi au Kenya, ©2024 Quaderna, mis en ligne le 15 décembre 2024, url permanente : https://quaderna.org/7/cartographier-lhabitable-par-lordinaire-a-kibwezi-au-kenya/
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