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# 01 Aux limites de l'essentialisme ?

Trop-plein d’essence

Abstract

By an historical return to the emerging conditions of the essentialism/anti-essentialism debate, this article suggests that essentialism be thought of as the invention of a stigmatizing term. It defends the idea that the debate opposing the two terms is complicated by a strategic use of essentialism. Because the dualism through which essentialism and anti-essentialism are opposed is henceforth out of date, it is necessary to rethink these terms by taking into account “the social force.”

Résumé

Par un retour historique sur les conditions d’émergence du débat essentialisme/anti-essentialisme, cet article incisif propose de penser l’essentialisme comme l’invention d’un terme stigmatisant. Il défend l’idée que le débat opposant les deux termes s’est compliqué d’un emploi stratégique de l’essentialisme. Le dualisme par lequel on opposait l’anti-essentialisme à l’essentialisme est donc désormais périmé, il faut en repenser les termes en prenant en compte « la force du social ».

Texte intégral

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Songeons à la vitesse à laquelle l’opinion anti-conformiste devient la doxa du conformisme. La vitesse à laquelle un rare vrai débat se mue en un faux débat de plus. La vitesse à laquelle des notions nouvelles, souples et provisoires comme doivent l’être les échafaudages d’un chantier théorique en cours, se pétrifient en idées mortes, en lieux communs de la pensée molle. C’est peut-être d’une telle vitesse, du rythme imposé désormais au processus d’obsolescence intellectuelle, qu’est victime aujourd’hui l’alternative formulée il y a une vingtaine d’années, au croisement de plusieurs disciplines des humanités, entre essentialisme et anti-essentialisme, dualisme autrefois prometteur dont la date de péremption est de toute évidence largement dépassée. Le preux combat, avec sa véhémence toute rhétorique, avait éclaté au tournant des années 1990, aux confins du féminisme universitaire anglo-américain. Avant de déclencher des escarmouches en maints autres recoins du champ agité des humanités, ce champ de ruines institutionnel qui a su se transformer parfois en un champ de culture intensive, de fécondation transversale : la dite lutte entre essentialistes et constructionnistes, ou constructivistes, s’est peu à peu propagée, en effet, jusque dans les vulgates respectives de la sociologie culturelle, des études identitaires, ou même de la science politique la moins orthodoxe. Partout, la nouvelle raison critique a choisi ainsi pour ligne de partage, pour axe central, la mouvante frontière séparant les tenants d’une écologie des identités, toujours construites en situation par les milieux et les langages où elles se déploient, et les tenants (ou les maintenants) d’une essence indemne, toujours-déjà première, irréductible aux déterminations variées de l’habitus social, de l’agir politique ou de la formation discursive – voire de tout le linguistic turn, que les mêmes voient comme la maladie auto-immune des sciences humaines. Et l’essence en question pouvait être une improbable nature, une matérialité physique ou biologique mieux attestée, une origine historique ou ontologique sur le modèle de l’arké des Anciens, ou juste la perfection inamovible de déterminants contextuels que leur agrégation diabolique muerait eux-mêmes en quelque chose d’aussi minéral, d’aussi impérieux et monolithique qu’une essence. Essence fut alors, en tout cas, un signifiant honteux, le nom d’une certaine régression désespérée vers l’origine perdue, le synonyme d’une pollution politique et intellectuelle dont il était vital qu’on prémunît les étudiants et tous les citoyens. De même que le mot essence, pour en rester aux seuls effluves du signifiant, fut ringardisé au milieu du 20e siècle par l’opération sartrienne de revalorisation théorique, sinon d’érotisation philosophique, de ses contraires sémantiques qu’étaient alors la contingence et l’existence. Ou de même, plus trivialement, que ce même mot d’essence, après avoir chanté les louanges du progrès et du développement industriel, s’est mis soudain, dans les dernières années du 20e siècle, à empuanter l’atmosphère, à culpabiliser les progressistes et à diaboliser les futures classes moyennes des pays émergents, quand on a décidé qu’on devait à ses échappements carboniques tous les maux du désastre en cours – et qu’il fallait donc, plus concrètement, en extraire le plomb empoisonné, avant d’envisager son remplacement à moyen terme par la propulsion électrique. Essence, avec ses serpents qui sifflent sur son préfixe, a donc pris, quelle que fût son acception, les allures du mauvais objet, du mot sale, qu’on ne pouvait dès lors qu’opposer aux deux mantras de l’ère postmoderne, aux deux fétiches de la contre-révolution, à ces recours salutaires tous deux présents déjà dans le mot d’essence : les sens aux aguets, les sens épanouis, les sens vers lesquels faire enfin retour après des décennies d’abstraction collective et de pulsion de mort, et bien sûr le sens lui-même, cette case vide (comme l’appelait Gilles Deleuze) dont on a décidé cette fois de faire don aux égarés de l’époque, à coups de cafés-philo thérapeutiques et de monothéisme plus ou moins sécularisé. Essence : non. Les sens, le sens : oui.

 

On peut repérer, intuitivement, trois forces complémentaires qui oeuvrèrent dès le départ à rendre impossible, ou du moins rapidement obsolète, l’alternative en question entre essentialisme et anti-essentialisme, faisant perdre à ce binarisme new look le peu de pertinence qui lui restait, presque à la vitesse à laquelle, lors d’un dîner en ville, un sujet de discussion lancé autour de la table est jugé ennuyeux par toute l’assemblée et remplacé aussitôt par une bonne vieille empoigne sur les thèmes de toujours. La première force est géométrique : elle est la dissymétrie flagrante entre les deux pôles de l’alternative, déséquilibrée depuis toujours aux dépens de la position essentialiste affirmée, dont on se demande parfois, à bien y regarder, si d’autres s’y sont jamais risqués que les bigotes de la messe en latin ou les bardes de la civilisation pure de tout barbare. Qui, en effet, se dit de lui-même essentialiste ? Qui se revendique tel de sa propre initiative, autrement que par réaction nerveuse face aux excès rhétoriques du constructionnisme et du confusionnisme en vogue (réaction provocatrice qui sert aujourd’hui à tous les réactionnaires de la place d’ultime stratégie de communication) ? De fait, comme beaucoup de mots en -isme, l’essentialisme est avant tout une invention tactique permettant de stigmatiser un adversaire qui n’en peut mais, de confondre dans l’opprobre et le scandale un ennemi politique ou intellectuel qui souvent l’ignorait. De même qu’en face, dans le camp conservateur, le mot de postmodernisme désigne souvent aux Etats-Unis l’engeance relativiste et multiculturelle, un flottement des normes et des identités qu’on maudit comme on maudit tous les mots en post-, ou de même que le mot de communautarisme désigne souvent en France un improbable désir de ghetto, un infâme réflexe identitaire et séparatiste réputé incompatible avec la belle République unitaire. Comme eux, le terme d’essentialisme est une insulte, il renvoie à une naïveté coupable ou à un ennemi compact, à un triste horizon en tout cas que les locuteurs (ceux qui s’emparent du mot) jurent d’éloigner de nous, qu’ils nous promettent d’occire et de déconstruire, si l’on veut bien comme eux apprendre à s’en protéger. Car le risque avec ce type d’usage rhétorique et tactique du mot, caricaturalement dialectique (est vertueux quiconque sait repérer et dénoncer l’essence partout où elle se tapit, etc.), est qu’en fin de compte il ne désigne plus personne, plus rien de spécifique, aucune position à laquelle un participant du débat public, s’il est encore sobre, voudrait bien s’identifier officiellement : le mot ainsi utilisé en vient d’abord à diaboliser des essences caricaturales, monovalentes et grimaçantes, il renvoie à un déterminisme des organes sexuels ou à une vérité primale de la race, à autant d’essences hideuses et figées dans lesquelles les adversaires du nouveau constructionnisme en sciences humaines, qui ne profèrent pas tous les mêmes énormités qu’Alain Finkielkraut ou Samuel Huntington, refuseraient de se reconnaître, s’estimant à raison raillés et déformés par leurs trop bavards adversaires. Si bien qu’on peine à trouver trace de l’essentialisme en question dans les textes et les courants incriminés, on n’en voit plus aisément les signes dans le pire, dans les hystéries diverses de Saint-Nicolas du Chardonnet, de la croisade néo-conservatrice américaine, ou même de l’islamisme le plus répressif, jusqu’à faire perdre au terme toute pertinence même stratégique : on n’aura de la sorte, en stipendiant l’essentialisme sexuel, ethnique ou civilisationnel des dominants, fait depuis vingt ans qu’enfoncer à grands bruits une porte déjà largement ouverte. Une porte par laquelle plus personne de sérieux n’aurait l’idée de passer, ne serait-ce que le bout de son nez. « Duh ! » [Da], s’exclament les Américains pour pointer l’évidence qu’on n’avait pas vue, comme on renvoie un « bah oui, gros bêta ! » à un enfant découvrant une évidence qui ne l’était pas encore pour lui. Vous ne le saviez pas ? L’essentialisme sous-tend un discours rétrograde, simplificateur, injurieux, paralysant : « Duh ! ». L’essence est partout, et nulle part : méfiez-vous en ! La construction est rare, comme la politique : participez-y !

 

Mais une deuxième force, plus circonstancielle et pourtant plus décisive, a vite fait douter qu’on pût user sans danger d’un tel manichéisme, d’une opposition aussi rigide entre l’essentialisme pernicieux et le constructionnisme progressiste. Elle a vite fait douter que cet angélisme-là ne fût pas lui aussi contre-productif, sinon même directement néfaste. C’est la force politique elle-même des minorités en lutte et des identités en guerre. On ne va pas revenir sur les facteurs historiques qui ont soudain projeté, il y a une trentaine d’années, les identités opprimées et diverses subcultures sur le devant de la scène, que ce soit d’ailleurs pour y être célébrées ou pour y être la cible d’une nouvelle oppression institutionnelle, d’une violence symbolique inédite : fin de la guerre froide et, avec elle, de la promesse d’émancipation générale associée aux communismes hétérodoxes, résurgence de conflits religieux et ethniques aux marges de l’empire, instrumentalisation des subjectivations minoritaires par le marketing multiculturel et le capitalisme de la diversité, déclin des identifications nationales et de classe, appel néolibéral à l’affirmation individuelle et à la petite différence, etc. Il n’en reste pas moins que cette évolution d’ensemble a suscité, au moins par contrecoup, une levée de boucliers contre les identités minoritaires les plus intégrées, un agacement nouveau et largement décomplexé contre les affirmations locales ou culturelles de singularité : retour du thème de « l’Amérique éternelle » (blanche et masculine) sous Ronald Reagan, réveil d’un racisme et d’un sexisme indirects avec le reflux des féminismes des années 1960 et des luttes pour les droits civiques, ou bien, en France, le racisme institutionnel des républicanistes les plus virulents et l’homophobie bon teint des universalistes des beaux quartiers en guerre contre la Gay Pride. A quoi s’ajoute une violence moins symbolique que directe, et une situation moins dialectique que tragique : l’épidémie du Sida, qui ravage, discrimine et stigmatise alors directement les communautés homosexuelles occidentales. C’est bien dans un tel contexte, face aux homophobes partisans du tatouage médical, face aux chantres de la République unifiée accusant de tous les maux la moindre affiliation communautaire, mais aussi face aux fondamentalistes qui mettent soudain un terme à des siècles de cohabitation confessionnelle, que la défense vigoureuse d’une essence identitaire a pu devenir en retour une opération stratégique nécessaire, la seule réplique contre les coups, le seul moyen de rassembler et de mobiliser leurs victimes, la seule défense peut-être qui permît de tenir debout dans la tempête. Le thème de « l’essentialisme stratégique », qui permettra heureusement à des théoricien-nés comme Gayatri Chakravorty Spivak ou Judith Butler d’affiner et de relancer un débat qui se faisait déjà caricatural au milieu des années 1990, ce thème, avant d’être un thème, est surtout une réalité politique, un geste d’auto-défense collective, et vitale. Tout le monde le sait, les filles voilées comme les gay qui ne se griment que le temps d’une parade, les Noirs de France enfin représentés comme les féministes radicales à l’ancienne (celles du gynécée rigolard et de la castration des machos) qui ont à nouveau le vent en poupe. Ils et elles le savent tous : cela qui se trouve attaqué, stigmatisé, mis en avant pour marginaliser des groupes entiers, cela doit être dès lors revendiqué stratégiquement, déployé publiquement, débattu et partagé, avant d’être dissous rhétoriquement dans les subtilités intellectuelles du queer et du postcolonial, dans le bain discursif des identités toujours-déjà post-identitaires – lesquelles, on le sait maintenant, ont aussi pour effet de désarmer les attaqués, d’exproprier les intéressés avant même de pouvoir les défendre. Outre que cette notion de stratégie essentialiste complique notre affaire, imposant entre les deux pôles de l’alternative la troisième voie d’une tactique, d’un déguisement, d’une dialectique autrement subtile du visible et de l’invisible, elle désamorce aussi toute la bien-pensance anti-essentialiste – faute de savoir vraiment qui on attaque, si on s’en prend, derrière les généralités de ce genre de diatribe, à un réac à l’ancienne ou à une minorité opprimée, à l’ennemi ou à l’ami.

 

Enfin, une troisième force achève, sinon d’invalider, du moins de déplacer brusquement l’opposition doxique entre essence et construction, entre identité reçue et identité bricolée : c’est tout simplement la force du social, à la fois en tant que paradigme à nouveau opérationnel au coeur des sciences humaines (après les années « anti-sociales » du tout-culturel et de l’économisme néoclassique) et en tant que terrain effectif sur lequel ont toujours lieu les affirmations comme les discriminations, les subjectivations identitaires comme les stigmatisations archétypales. Le social est toujours là. Ce social que les assauts combinés (quoique officiellement incompatibles) des idéologues conservateurs et des Cultural Studies avaient presque effacé du paysage imaginaire sur fond duquel on pense d’ordinaire ces questions d’essence et de construction identitaires. Ce social, tenace et spectral, qu’ils avaient pendant deux ou trois décennies fait passer pour une fausse piste, ou pour une parenthèse historique ouverte avec la révolution industrielle et refermée pour de bon avec la chute du Mur de Berlin. Oui, le social est de retour, si du moins l’on en croit la révélation au grand jour de la supercherie néolibérale (avec la crise de 2008 et ses conséquences durables) et les réveils du peuple en quelques courtes années, du Yunan aux tentes d’Occupy Wall Street, et des mouvementismes européens à la lame de fond des « printemps arabes » – qu’on ne saurait réduire à leurs suites actuelles, comme le font toujours les manipulateurs, réduire aux poussées d’islamisme locales ou au bain de sang syrien. Et en faisant ainsi retour dans les discours et les imaginaires, puisque du terrain des luttes il ne s’éloigne bien sûr jamais, le social rappelle à toutes les parties prenantes de ce débat mort-né de l’essentialisme contre l’anti-essentialisme, il leur rappelle qu’il est le vortex où s’entremêlent essences et constructions, prédonnés et devenirs, qu’il est le théâtre jamais achevé sur lequel une identité peut se faire essence ressentie, puis situation tactique, puis mémoire stratégique, qu’il est la condition collective et historique d’une compatibilité de ces diverses étapes, d’une convergence des contraires : le social comme cadre d’une subjectivation collective toujours différente, toujours partielle, toujours éphémère, au fil de laquelle se trouvent détricotées puis retricotées, et retour, ces origines et ces déterminations plus ou moins stéréotypées qu’on avait prises pour une essence – ces aspects de « l’autre » auxquels, en face, comme des seigneurs piégés dans leur château, les derniers dominants attribuent tous les traits diaboliques de l’essence. Le social est de retour, complexifié, métamorphosé, détotalisé. Et il pourrait bien bénéficier, sur le chemin de sa résurgence, des vertus heuristiques et éthiques de trente années d’un âpre débat, fut-il plus ou moins faux, plus ou moins pertinent, sur l’essentialisme et ses impasses. Le débat, en fin de compte, n’aura pas été inutile.

Auteur

Historien des idées, François Cusset est Professeur à l’université de Paris Ouest Nanterre La défense. Il a publié Queer critics : la littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs (PUF, 2002), French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis (La Découverte, 2003), La décennie : Le grand cauchemar des années 1980, (La Découverte, 2006), Contre-Discours de Mai: ce qu'embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers (Actes Sud, 2008). Son roman A l’abri du déclin du monde a paru chez P.O.L. en 2012.

Pour citer cet article

François Cusset, Trop-plein d’essence, ©2012 Quaderna, mis en ligne le 28 décembre 2012, url permanente : https://quaderna.org/1/trop-plein-dessence/

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François Cusset

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