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# 01 Aux limites de l'essentialisme ?

Fuite de la ligne. De la catégorie en Amérique

Abstract

Distributing the sensible, lines are both essential for conceptualization and implicated in the diktats of paradigmatic definitions. While they introduce the possibility of meaning by making it possible to order the world, they also jeopardize the freedom of what Barthes calls the neuter, summoning the compartmentalization of the common into sexes, races, species, and nations. Are lines, then, a necessary evil?

Taking the 1850s as its starting point, this article argues that the decade inaugurated by the compromise of 1850 and the Fugitive Slave Law radically questioned the agency of the line, its legitimacy and efficiency in stabilizing categories. In law as in literature, in natural history as in political debates, lines were passionately defended and challenged. Each of the authors considered here (Ralph Waldo Emerson, Susan Cooper, Frederick Douglass, Elizabeth Cady Stanton) bet on the line and speculated on its agency – displacing it and sometimes even flirting with the desire to do away with it. But dismissing the line altogether also resulted in the erasure of those to whom the line gave a paradoxical visibility “beyond the pale”. The line was not, then – and cannot be – the preserve of essentialism. This article offers a reconsideration of the line as the condition of the political. At the junction of poetics and politics, the line is the ever shifting place where categories rise and fall, where the partition between the visible and the invisible is ever challenged.

Résumé

Instrument de la coupure du sensible, la ligne est à la fois essentielle à la conceptualisation et complice des diktats du paradigme. Si elle fait advenir la possibilité du sens, en rendant possible la capture et l’ordonnancement du monde, elle semble par là-même mettre en péril la liberté du neutre, sommée qu’elle est de prendre part à la compartimentation du commun en sexes, races, espèces, nations. La ligne, un mal nécessaire ? À partir du cas des années 1850 aux États-Unis, cet article tente de comprendre ce qui se joue dans le tracé de la ligne, celle qui passe entre États esclavagistes et non-esclavagistes mais qui s’estompe pourtant afin que l’esclave fugitif ne puisse plus, au sein du territoire, échapper à sa « catégorie » ; celle qui souligne les contours des espèces « natives » mais peine à rendre compte de ceux et celles qui défient la circonscription par la puissance de leur différence. Les textes convoqués ici, qui transigent eux-mêmes avec le genre (essai, préface, histoire naturelle et fiction, traité légal et discours politique), parient chacun à sa façon sur la ligne, spéculent sur son tremblé, cherchent à tirer profit de ses déplacements, de son oblitération parfois, au risque d’arracher aux oubliés de la catégorie la visibilité, si paradoxale fût-elle, qui résultait de leur exclusion « par-delà la ligne ». S’il ne s’agit donc pas de se passer de la ligne, peut-être aurait-on intérêt à la penser autrement : non plus comme l’arme de l’essentialisme, mais comme la condition du politique, l’événement poétique par lequel le sensible s’augmente d’une part – toujours reconduite – d’invisible.

Texte intégral

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We walk the roads of Ohio and Massachusetts and Virginia and Wisconsin and New York and New Orleans and Texas and Montreal and San Fancisco and Charleston and Savannah and Mexico, Inland and by the seacoast and boundary lines….and we pass the boundary lines.
Walt Whitman, Leaves of Grass, 1855.

On partira de la ligne, celle que l’on suit et celle que l’on passe ; celle qui sépare, qui découpe, et en coupant, désigne et déjà délimite ce qu’on appellera, faute de mieux, une catégorie : nom ; espèce ; concept ; essence. Amérique : mythe d’un monde avant la ligne, sans la ligne. Sans latitude, longitude, ni hémisphères. On partira aussi de là. D’un espace venu, il y a longtemps, défier le regard géomètre, naturaliste, banquier, mais qu’on fit vite entrer dans les limites d’un lexique, d’une classification ; dont on sut – avant même qu’il fût « découvert » – faire commerce, en monnayant ses richesses imaginaires, citations translatées et un rien frelatées d’autres découpes fictionnelles du monde. Quadrillage. Cartographie. Cadastre. Histoire de lignes, là encore. De celles qu’on impose afin de mieux s’imposer. La ligne, celle qui donne droit de saisie, et, en faisant rentrer le multiple dans l’enclos de l’un, rend à l’intelligibilité pastorale ce qui était foisonnement muet, est peut-être toujours blessure, avant d’être cicatrice, ou frontière nationale. Coupure du sensible, la ligne, en fournissant les outils, ou les armes, d’une conceptualisation du monde, est coupable de la perte du continu, de ce continuum sensible sans nom et sans histoire, si rêvé soit-il. Cette perte, il faut pourtant le dire, porte en elle un gain immense ; la ligne qui déchire le sensible, qui le parcellise et en permet la capture, fait advenir la possibilité du sens. Parce qu’elle est au cœur du processus de définition et de nomination, parce que son alliée s’appelle la catégorie, elle donne d’appréhender ce qui, sans cette découpe, n’aurait pas eu l’heur d’exister – en tant que tel. Parce qu’elle est frontière, autant que front, elle vient articuler le monde (and) alors même qu’elle le partage. Il ne s’agit donc peut-être pas de se débarrasser de la ligne, mais d’en mieux comprendre les enjeux. Pharmakon de la pensée, elle est ce qui autorise un ordonnancement du monde et, tout à la fois, ce qui le condamne, et nous condamne, à l’idéologie, si tant est qu’on la prenne pour découpe immuable, garante du sens et de l’essence des choses. Si tant est qu’on ne la « passe » jamais. La ligne, celle qu’on tentera de suivre ici, est donc défi lancé à ceux et celles qui voudraient encore penser le monde sans l’enrégimenter.

Cette ligne est celle justement que ce premier numéro de Quaderna entend interroger, c’est celle dont use et abuse l’essentialisme ; celle aussi qui sépare et voudrait distinguer l’essentialisme de l’anti-essentialisme, l’un de celui qu’on appelle son autre. Ligne paradigmatique, elle est de fait principe de distinction, et donc d’intellection, au sens que lui donnait Roland Barthes, reprenant Ferdinand de Saussure. Mais elle est aussi réification de la différence, cordon sanitaire ou sécuritaire, couperet qui tombe sur tous les neutres, sous prétexte de préserver la pureté d’essences toujours menacées d’adultération. Piège de la ligne. Elle se recourbe et devient nasse ; et tel est pris qui croyait prendre. Cherchons lui donc querelle, et, prenant au mot les éditeurs de ce volume, tentons d’écrire « sur la ligne », dans les deux sens du terme : à propos de la ligne, mais aussi à cheval sur les catégories qu’elle prétend découper, celles, notamment, qu’on dénomme, pour le meilleur et pour le pire, les « disciplines ».

La littérature n’a pas le monopole de la ligne, si elle en a la jouissance. La littérature ? Nous voici déjà dans les rets de la catégorie. Car, où fait-on passer la limite, la ligne qui distingue – et faut-il distinguer ? – la littérature de ses « autres » ? La question dépasse largement les ambitions de cet essai, qui va pourtant en faire un de ses nœuds, en considérant un moment – les années 1850 aux États-Unis – où la lettre, matière et arme des discours littéraires, politiques et scientifiques – participe de la découpe malaisée, douloureuse, du sensible.

Amérique, 1850. Passion, effroi de la ligne.

At last, at a fatal hour …, and, very unexpectedly to the whole Union, on the 7th March, 1850, in opposition to his education, association, and to all his own most explicit language for thirty years, Daniel Webster crossed the line, and became the head of the slavery party in this country.
R. W. Emerson, « Address to the Citizens of Concord on the Fugitive Slave Law »
3 mai 1851.

Amérique, 1850, pour ne pas dire : États (dés-)Unis. La nation, « à cette heure fatale », est au bord de la déliaison alors même qu’elle tente une dernière fois de raviver la fiction originelle de l’Union. Suite à l’annexion de plusieurs territoires après la guerre contre le Mexique, un compromis est arraché, qui statue sur le droit des nouveaux venus à être esclavagistes ou non – compromis qui prend des airs de compromission, avec le renforcement de la loi sur les esclaves fugitifs, venant sanctionner quiconque ne restituerait pas les fuyards à leurs maîtres, où qu’ils fussent au moment de leur arrestation. Le moment est critique ; l’enjeu, ainsi que nous proposons de le lire, est une crise de la catégorie. Comment faire tenir à l’intérieur d’une même nation des entités qui se définissent en s’opposant : le Sud /le Nord, les États esclavagistes et non-esclavagistes ? Question de tracé, question de lignes, et de définition.

Pour Emerson, et d’autres penseurs non radicaux, le problème n’est pas tant celui de l’existence d’États esclavagistes dans l’Union – cela fait longtemps que la nation s’en accommode – ; ils n’en veulent pas tant à la ligne de séparation interne – territoriale et paradigmatique – entre esclavagisme et non-esclavagisme ; c’est bien plutôt la perspective de la voir s’estomper, et même disparaître, qui crée la panique à Boston, en Nouvelle-Angleterre et au-delà. En déclarant qu’un esclave est un esclave, et le demeure, quel que soit l’État ou le territoire où il se trouve à l’intérieur de l’Union, la loi, certes, consolide le « tout », souligne les contours de la catégorie « nation », mais elle annule aussi, de facto, le droit constitutionnel à la différence interne en son sein. Par le fait de la loi, les États « libres » deviennent complices de ceux où règne l’esclavage. L’Union est sauve, mais elle (s’)est compromise, compromettant avec elle ceux qui ont cru ainsi la préserver.

C’est donc selon cette logique que Daniel Webster, défenseur de la loi scélérate, en « passant la ligne », ne passe pas tant de l’autre côté qu’il abolit la ligne même, ce cordon sanitaire – si illusoire fût-il –, cette barre du paradigme interne à la nation, qui gardait la probité morale de l’immoralité boutiquière, ou prétendait le faire. En renforçant la circonscription de la catégorie, le Compromis – c’est là son paradoxe – perd ce qui faisait la force de l’Union : ce qu’on pourrait appeler sa variativité, sa capacité à varier, à s’accommoder de la différence. Ainsi ce qui se joue dans les débats, les luttes, les violences qui suivirent le passage de la loi et de son infâme addendum, touche à la définition même de la nation en tant que catégorie abstraite mais non nécessairement homogène. Sans vouloir mettre en cause ses contours – plus exactement, afin de ne pas les remettre en question–, les anti-esclavagistes non abolitionnistes défendent le principe d’une variativité de la nation, d’une irisation de l’« essence », au prix d’un accommodement avec ce que nous appellerions les droits humains, dès lors que leur violation a lieu de l’autre côté d’une ligne-frontière. Fidèles à l’esprit fédéraliste de la Constitution, ils parient sur la ligne de division pour sauver une certaine idée du tout ; ils spéculent sur la différence – savamment circonscrite – sans avoir à courir le risque de l’adultération.

La crise des années 1850 est celle de ces arrangements avec la ligne. Épistémique autant que politique, la crise, en dénonçant la fiction de la ligne, ne menace pas seulement l’édifice national ; elle interroge la fabrique et la légitimité des catégories – parmi lesquelles la nation certes, mais aussi l’espèce, le genre, la race… et la littérature. Incertaine de ses frontières, des modalités de sa définition, la littérature, elle-même catégorie en crise, ne vient pas seulement refléter de telles secousses épistémiques, elle intervient, en tant que modalité de partage du sensible, dans les soubresauts de l’économie symbolique de la nation.

Des essences…forestières, entre autres choses.

1850 toujours. Loin des grondements de l’histoire nationale, du moins à ce qu’il semble, un livre, cette année-là, invite ses lectrices à une promenade champêtre sur les bords du lac Otsego, dans l’État de New York. Publié par « une dame » anonyme dont le nom n’est pourtant un secret pour personne, puisqu’il s’agit de Susan Fenimore Cooper, fille de James, Rural Hours est un ouvrage excentrique ; on y trouve entremêlés considérations scientifiques, rêveries poétiques, esquisses historiques, et autres conseils pratiques, égrenés, jour après jour, saison après saison, sur une année. Sorte d’abc d’histoire naturelle – les Anglais ne s’y sont pas trompés, qui l’ont republié en 1855 sous le titre de Journal of a Naturalist in the United States – le livre entreprend de nommer, classer, catégoriser. Pourtant, malgré l’obsession du mot juste – du mot qui dirait adéquatement la plante ou l’animal en Amérique –, il transparaît une inquiétude, une interrogation sur l’adéquation de la pensée systémique, héritée des Lumières et du « Vieux Monde », avec une nature « américaine ». Alors même que l’Union tente de consolider ses frontières, de souligner les contours d’une catégorie contestée dans son homogénéité, Susan Cooper, depuis les bords du lac Otsego, s’attache, à sa manière, à définir l’espèce américaine, genus Americanus, sans nécessairement souscrire à la catégorisation en place, repensant même, en sous-main, les fondements de l’idée de catégorie dans son rapport au sensible, et à la nation.

Le mitan du XIXe siècle est un moment de transition, aussi, pour l’histoire naturelle. Si le « système naturel », alors bien implanté en Amérique, conserve la classification arbitraire d’un Linnée, il tente toutefois de répondre à ses dysfonctionnements, révélés notamment par la prise en compte des espèces du « Nouveau monde ». Au lieu de fonder l’espèce, par commodité, sur la seule description des pistils et étamines, pour les plantes, ou la dentition et la forme des pieds, pour les animaux – une pratique qui aboutissait à classer sous la même bannière des individus par ailleurs sans ressemblance aucune –, le système naturel assoit sa classification sur des critères multiples dans le but d’établir des réseaux de convergences entre individus. La catégorie, désormais, se fonde sur un système de relations, ou affinités ; elle est indexée sur la proximité, voire l’homogénéité, et, de là, sur la minimisation de la différence. Évaluer les variations devient donc la tâche essentielle du naturaliste, une tâche que Cooper va prendre elle aussi à bras le corps.

Que faire de la variation quand on veut faire système ? Dans son manuel de botanique, destiné au plus grand nombre, Asa Gray, détenteur de la toute nouvelle chaire d’histoire naturelle à l’université Harvard, expose le plus pédagogiquement possible le problème de la variation et de l’espèce.

If the species, when arranged according to their resemblances, were found to differ from one another about equally, —that is, if N° 1 differed from N° 2 just as much as N° 2 did from N° 3, and N° 4 from N° 5, and so on throughout,—then, with all the diversity in the vegetable kingdom there is now, there would yet be no foundation in nature for grouping species into kinds. Species and kinds would mean just the same thing. We should classify them, no doubt, for convenience, but our classification would be arbitrary.

L’équivalence des différences condamnerait-elle toute catégorisation qui soit fondée en nature ? La nature justement – opportunément – présente d’elle-même des écarts plus essentiels que d’autres, et justifie ainsi la classification que la suite du texte vient systématiser : « The fact is, however, that species resemble each other in very unequal degrees » (ibid. 175). La catégorie « espèce » est donc légitimée par « l’évidence » de l’écart qui la constitue, une évidence confortée, sinon produite, par le discours sur la primauté de certaines différences sur d’autres. L’enjeu est de taille : sur cette non-équivalence repose tout l’ordonnancement de la nature, tout le système de catégorisation.

C’est à l’intérieur de ce paradigme que Susan Cooper débute ses virées champêtres, taraudée elle aussi par la question de l’évaluation des différences. Non exempte de nationalisme, elle note sans relâche les variations entre espèces américaines et anglaises – affublées à son grand dam du même nom –, et elle se demande, à l’instar de bien des naturalistes, s’il ne serait pas bon de créer, à l’intérieur de l’espèce générique, de nouvelles variétés « natives » afin de les distinguer de leurs comparses d’outre-Atlantique. Mais Cooper va plus loin, lorsque, dans sa volonté de délinéer un genus Americanus, elle fait porter son choix sur l’espèce dont l’écart avec sa contrepartie anglaise est lui-même indexé sur le principe de variativité interne : « Monday, [May] 8th. Some maples are much in advance of others, and that without any apparent cause—trees of the same age and size growing side by side, varying this way, showing a constitutional difference, like that observed in human beings among members of one family. » (Rural Hours 38) Ce qui fait l’américanité de l’érable, sa représentativité nationale, c’est donc sa capacité infinie à varier, selon les saisons, les individus, les localités. L’ « écart à », qui distingue, et par là, constitue la nature en Amérique, se redouble en s’intériorisant ; il devient variation dans l’espèce autant que de l’espèce : « différence constitutionnelle ». Échos de 1850. À l’intérieur du genus Americanus, il est donc un droit constitutionnel à la variation interne, qui ne compromet pas l’appartenance mais qui la fonde.

S’il ne s’agit pas de réduire l’érable de Cooper à la figure de la nation américaine, il est remarquable toutefois que le processus malaisé de définition – ici naturaliste, là national – se solde par une même remise en question des fondements de la catégorie : parce qu’elle échappe à l’impératif d’homogénéité, la catégorie (nation, espèce) admet le principe de différence à l’intérieur de contours stables. Elle ne se fonde pas tant sur telle ou telle propriété que ses membres ou parties auraient « en commun » – ni sur l’écart minimal à tel ou tel étalon, ou idée, ou essence – que sur la possibilité et la légitimité de la variation au sein du spectre qui est le sien. Si l’homo Americanus est constitué d’autant de variations colorées que l’érable chatoyant, on peut sans trop de mal le proclamer « espèce nationale », au nom d’un écart significatif avec l’homo Anglicanus (pour ne citer que lui) ; mais jusqu’où la variation interne peut-elle aller ? L’institution dite « particulière » de l’esclavage est-elle une variation comme une autre, ne devant en ce cas donner lieu à nulle catégorie nouvelle, tout juste une variété interne à « l’espèce » ? Qu’en est-il, enfin, d’autres variations observables entre hommes et femmes d’Amérique, ces variations qui obsèdent alors à parts égales naturalistes et politiques ? Tracer le contour, choisir où passe la limite, devient un impératif botanique, zoologique, et politique, où ce qui se joue n’est rien moins que la possibilité de (re)fonder la nation.

Car, si l’érable ne compromet pas la stabilité des contours nationaux, s’il enrichit la catégorie sans risquer de la perdre, il est d’autres différences à Cooperstown qui ne peuvent se traduire en variations internes : des différences hors catégorie. Lorsque l’automne touche à sa fin au bord du lac Otsego, surgit une force illocalisable, visible seulement par intermittence, un animal sans lieu ni nom, venu des marges de la nation et de l’histoire. Certains croient reconnaître là une panthère – bien qu’aucun membre de l’espèce n’ait été repéré en ces lieux depuis l’indépendance, et la fondation de Cooperstown – ; pour d’autres, il s’agit d’un puma. La bête siffle comme un lion, gémit comme une femme. Elle ne sort que la nuit ; c’est alors qu’on la traque, à travers les marais et les bois. L’animal est « étrange », il échappe à la mainmise, circonscription ou description. Variation du récit, il est l’élément étranger qui pénètre, impromptu, dans l’enclos du journal du naturaliste, compromettant la constitution de l’ouvrage, interrogeant le genre, et le genus. On la croyait éteinte, disparue avec le wilderness ; mais voilà la bête revenue, qui n’entre dans aucune catégorie, pis encore, qui menace de révéler les limites de tout système clos. La « panthère » – mais en est-ce une vraiment ? – est mouchetée, avec un pelage « fauve », « d’un gris tirant sur le rouge » – c’est du moins le cas du spécimen conservé au musée d’Utica, que décrit Kay dans sa Zoologie de New York, nous dit Cooper. L’animal qui traverse le texte et menace de rendre poreuses ses frontières et les frontières de Cooperstown ne pourra lui être identifié qu’une fois mort et empaillé, quand auront enfin cessé ses va-et-vient interlopes. Pour rentrer dans les rangs, et les lignes du système, pour devenir figure, la « panthère » doit être éliminée sans faute en tant que puissance de variation. Elle est alors promue trophée national ; mesurée, embaumée, elle devient l’épitome de l’« espèce éteinte » ou « en voie de disparition », celle dont le système n’a plus à se préoccuper, mais sur l’extinction de laquelle il se fonde.

Les mouchetures de la « panthère », on l’aura compris, ne sont pas celles, louangées, de l’érable américain ; sa différence à elle n’est pas « constitutionnelle » ; elle dérange les lignes, au lieu de les légitimer. Hybride, inassimilable, elle n’entre pas, ou plus, dans le spectre national de la variation, mais fait signe vers les manquements du système, vers l’entre-catégorie. Voir la « panthère », c’est voir le jeu, la non-correspondance entre la découpe et le sensible ; c’est être confronté à ce qui devait rester, de fait et de droit, invisible et devoir prendre acte du défaut de représentation. La panthère est cet « excès » qui défait l’empire de la ligne, et menace la stabilité d’un tout que l’on voudrait égal à la somme de ses catégories. Le temps de son passage, elle suspend la belle contiguïté, et la belle continuité, qui fondait le système, soit, la nation même. Les bons fermiers de Cooperstown ne s’y étaient donc pas trompés : la panthère, il fallait s’en débarrasser. Ils sont certes un peu déçus que d’autres s’en soient chargés à leur place, leur volant, de ce fait, un aperçu de l’animal. Susan Cooper le déplore elle aussi ; mais quand bien même, à son tour, elle expulse la « panthère », elle aura, l’espace d’un « hiver », fait resurgir l’invisible entre les lignes de son texte, cet infigurable supplément qui dérange le partage du sensible – en tant que fiction.

En territoire neutre : commerce de la ligne, trafic d’écritures.

D’une fiction l’autre. 1850, toujours, mais cette fois à quelques centaines de miles à l’est de Cooperstown, où certain inspecteur des douanes, tout juste déchu de ses fonctions, reprend la plume. Tandis que Susan Cooper veut délinéer, en pleine tourmente, les contours du genus americanus, Hawthorne, on l’aura reconnu, entend, lui, inventer, sur le seuil des douanes de Salem, un genre américain – genre littéraire cette fois, mais indexé sur la même catégorie en sursis : la nation. Où l’on reparle, donc, de définition, à plus d’un sens du terme.

La scène est bien connue. Clair de lune et rougeoiement du poêle ; l’espace coutumier soudain transfiguré, où chaque objet, naguère découpé dans son individualité franche, se découvre étranger à lui-même. « Thus, therefore, the floor of our familiar room has become a neutral territory, somewhere between the real world and fairy-land, where the Actual and the Imaginary may meet, and each imbue itself with the nature of the other. » (The Custom House29) Si, en de telles circonstances, poursuit le narrateur, quiconque un rien disposé à écrire « ne peut rêver d’étranges choses et les faire passer pour vraies, qu’il n’essaie donc pas d’écrire des romances. » (ibid.) C’est donc là – dans l’entre-deux des catégories, sur la ligne où se rencontrent, et s’interpénètrent, l’actuel et l’imaginaire – que fleurit le romance, en « territoire neutre ». Prenant pour matière l’indéfinition, le genre, ainsi qu’Hawthorne le précisera dans ses préfaces ultérieures, n’est quant à lui en rien indéfini ; il se départit clairement du roman, genre non autochtone qui aurait signé par erreur une clause de fidélité au possible. À l’instar du genus americanus – sa contrepartie botanique – le romance se définit donc contre son autre du Vieux Monde ; comme lui, également, il interroge – à l’intérieur de ses contours – les lois qui régissent sa catégorie. Si Cooper prônait le principe de la variativité mesurée, Hawthorne préconise la liminalité heureuse ; quand Cooper en venait à exclure – hors système et hors catégories – l’objet hybride aux écarts par trop in-constitutionnels, Hawthorne, lui, part de ce dont Cooper ne pouvait faire qu’une « fiction », et au lieu d’expulser la « panthère », lui offre d’habiter le territoire des lettres nationales. La ligne de partage – celle qui découpait la totalité du sensible en une série de catégories contiguës – le romance l’espace ; elle n’est plus simple interface mais zone d’interaction, voire de mélange, lieu ouvert à tous les suppléments. Territoire neutre entre les catégories, elle échappe à l’empire du paradigme et déjoue la logique de la guerre – pour le meilleur et pour le pire.

Neutralité : le terme est lourd de sens dans la première moitié du XIXe siècle aux États-Unis, où règne une neutralité implicite, celle qui permet aux États du Nord de se dire anti-esclavagistes sans pour autant œuvrer en faveur de l’abolition ; celle qui autorise l’esclave fugitif à devenir « homme libre », sans que l’esclavage, concept et pratique, soit pour autant banni du territoire national. C’est ce neutre-là qu’Emerson, on s’en souvient, ne pouvait se résoudre à lâcher, cette possibilité du « ni … ni » (ni esclavagiste, ni abolitionniste) qui, voulait-on croire, permettrait à la catégorie « nation » de subsister, grâce à la ligne de partage qui endiguait la différence – de l’autre côté. Hawthorne ne rétablit pas la ligne, qui, avec le passage de la Loi sur les esclaves fugitifs, s’évanouit, de fait, en Amérique, emportant avec elle cette neutralité de compromis. C’est le « ni.. ni… » comme possibilité que Hawthorne ranime, in extremis, et en tant que fiction.

En donnant lieu l’entre-catégorie, le « territoire neutre » du romance s’offre aux « panthères » fugitives et autres échappés des classifications ordinaires. Mais la poétique de l’entre-deux est une politique à double tranchant : elle sert à justifier un attentisme de mauvais aloi – et on connaît les atermoiements de Hawthorne en matière d’esclavage – tout comme elle permet aux oubliés de la catégorie d’entrer dans l’orbe du visible – en tant que tels. Le romance ainsi défini – ou faudrait-il dire in-défini – augmente de fait le « commun » de tous ceux qui naviguent dans les eaux troubles du neutre. La nation que l’inspecteur contribue à délinéer en traçant les contours d’un genre natif et représentatif n’est plus dès lors de l’ordre de la police – pour reprendre les termes de Rancière – mais bien de l’ordre du politique, au sens où, reflétée dans le romance, elle laisse s’ajouter au décompte de ses parties un surplus qui n’est ni un simple addendum aux identités préalablement définies, ni une nouvelle catégorie vouée à trouver sa place, structurellement, dans le continuum. En faisant de la ligne non plus le lieu de la découpe, mais l’outil de la jointure (meet / and), Hawthorne et son romance accroissent le commun d’un tiers qui n’est pas un terme, mais un mode d’articulation permettant de sortir du binaire. À cette augmentation viendra désormais se mesurer l’art de l’auteur américain : auteur/auctor, celui qui ajoute, celui qui fait fructifier le neutre… à son profit.

 Il est de fait un autre sens à l’expression neutral territory, dont on peut s’étonner que la critique ait fait très peu de cas. Si la tournure désigna notamment, au lendemain de l’achat de la Louisiane, une bande de terre que se disputaient le Texas espagnol et le nouveau territoire américain – intervalle qu’on ne savait trop à qui attribuer : zone trouble, hors la loi ; zone de commerce aussi, car exempte de conflit armé –, dans l’espace international, encore largement atlantique au XIXe siècle, la neutralité fut surtout le statut dont se réclamaient les navires marchands, spéculant sur le non-engagement de leurs nations pour continuer les échanges avec les États en guerre. Les États-Unis, tout juste fondés, ne s’y trompèrent d’ailleurs pas quand, pris au milieu des intérêts contradictoires de la France et l’Angleterre lors des guerres napoléoniennes, ils choisirent le neutre pour pavillon. La chose n’est donc pas nouvelle au mitan du siècle : la neutralité rapporte en autorisant le rapport. Il est sans doute logique plus étrangère à quiconque a passé des années de sa vie dans un bureau des douanes…

Hawthorne, certes – du moins son narrateur – dit se souvenir avec horreur de ces années douanières, quand il fallait apposer son nom sur toute marchandise qui passait la frontière, attestant le paiement de l’impôt par cette signature dévoyée, et scellant par là même sa complicité avec l’économie de « l’Atlantique noir ». Légitimant jour après jour la ligne de partage qui configure la nation au regard de ses autres tout en lui donnant de faire commerce avec eux dans un monde déjà global, Hawthorne – le narrateur le déplore, mais l’admet – a participé à ce commerce des biens et des corps, et en a lui-même tiré profit. En soulignant, à chaque estampille, les frontières de la nation, il a fait fructifier la ligne, rempli les poches de l’Oncle Sam, et les siennes du même coup. Mais le voilà libéré, libre enfin d’arrêter tout trafic de la sorte, libre de redevenir hommes de lettres. Il peut donc maudire sans vergogne cet intervalle de sa vie qu’une heureuse destinée, sous les traits d’une aigle sans pitié, lui intime de refermer. L’inspecteur défroqué à l’âme romantique fera de nouveau commerce des lettres ; et il n’est pas sûr qu’il y perde au change. Car la liminalité du Neutre est fructueuse, et le trafic de la lettre ne va pas sans profit.

Le romance, en effet, est affaire qui rapporte, ainsi que le soulignent en sous-main les préfaces des trois autres avatars du genre, où Hawthorne se félicite de pouvoir mettre en circulation son « théâtre d’ombres » national (Valjoie), son « royaume de nuées », à la croisée de l’histoire et du présent (La Maison des sept pignons). Préfaçant Le Faune de marbre, à la veille de la guerre de Sécession, en 1859, il semble pourtant changer de registre. Inquiet de ne plus trouver en Amérique de quoi nourrir son écriture, il est forcé, pour la première fois, de découpler le genre de sa circonscription nationale, d’exiler le romance en Italie, loin du réel sans ombres et sans mystère que sont devenus les États-Unis, écrasés par la lumière crue de la « prospérité ordinaire ». Le portrait est étrange, sans grand rapport, on s’en étonne, avec les affres de la guerre approchante. Á en croire l’auteur, qui s’exprime depuis l’Europe où il est installé, le neutre aurait été définitivement aboli en Amérique. La ligne y est désormais trop franche, les angles trop aigus, les couleurs contrastées, noir/blanc. Fini le clair-obscur propice aux atermoiements de la lettre. La voix expatriée ne peut plus dire ici que l’angoisse de la perte, de cette neutralité bienheureuse qui lui avait valu d’échapper au couperet de la ligne, à l’empire de la catégorie. La belle liminalité n’est plus, qu’on avait cru rédemptrice d’un essentialisme pervers, à laquelle on avait confié d’accroître la nation de l’intérieur quand sa définition même n’était plus assurée. La ligne revient en force, qui, avant même de devenir front guerrier, menace de compromettre le commerce du neutre, sa fructueuse indécidabilité.

N’en déplaise à Hawthorne, si la neutralité qu’autorise le romance voulait étendre le spectre du visible à tous les échappés du paradigme, ceux, en revanche, dont l’invisibilité, l’inaudibilité, l’inintelligibilité, étaient depuis longtemps constitutionnelles, n’ont jamais rien eu à en retirer. Du fait de l’estompe poétique de la ligne, l’exclusion n’est pas abolie, elle est subtilisée à la vue, ainsi que tous ceux dont la place est – constitutionnellement – de l’autre côté. La ligne, elle aussi, est à double tranchant. Si elle exclut, selon une logique identitaire, elle accorde, du même coup, une visibilité paradoxale à cet autre à qui elle donne forme en l’écartant. Le couperet du paradigme ne met pas tant la différence sous rature, qu’il lui donne lieu en la reléguant au dehors. L’efficace de la ligne ne se résume donc pas à préserver l’enclos, elle est condition de l’émergence du sens de part et d’autre de la limite qu’elle constitue. Abolir la ligne, ou du moins, l’abolir en tant que fracture, pour en faire le lieu interlope de rencontres – et plus si affinités –, c’est certes s’ouvrir aux possibles mélanges, défier le règne des identités sans devenir ; mais c’est aussi effacer du spectre du visible et de l’intelligible ceux que la ligne, justement, avait relégués par-delà sa frontière. La beauté du romance a un côté obscur. Se passer de la ligne – Hawthorne ne pouvait l’ignorer – c’est jouer avec le feu, quand bien même il s’agit là de conjurer la guerre : c’est vouloir le sens sans le paradigme ; c’est parier sur la fin de l’idéologie au risque de perdre les dividendes du partage du sensible.Dans l’ombre du romance, et de ses éternels atermoiements, d’autres voix s’élèvent en effet, qui exhument la ligne de fracture pour préserver le commun.

Retours à la ligne ?

By an act of the American Congress … Mason & Dixon’s line has been obliterated; New York has become as Virginia; and the power to hold, hunt, and sell men, women, and children as slaves remains no longer a mere state institution, but is now an institution of the whole United States.
Frederick Douglass, « Oration, Delivered in Corinthian Hall, Rochester, July 5th, 1852 ».

1852. Où l’on reparle de la ligne, de celle qui, une fois « oblitérée », instaure en Amérique le régime du continu et de l’identité (nationale), soit, le triomphe de l’esclavagisme sur tout le territoire. Dans une harangue célèbre prononcée à Rochester, dans l’État de New York, le lendemain du 4 juillet, Frederick Douglass s’interroge, et interroge les hommes et les femmes assemblés là ce jour pour célébrer l’anniversaire de la nation souveraine. « Mes chers concitoyens » (« fellow-citizens… ») – ainsi l’ancien esclave fugitif, désormais orateur reconnu, s’adresse à son auditoire, essentiellement blanc :

…pardon me, allow me to ask, why am I called upon to speak here to-day? What have I, or those I represent, to do with your national independence? …I say it with a sad sense of the disparity between us. I am not included within the pale of this glorious anniversary! Your high independence only reveals the immeasurable distance between us. The blessings in which you, this day, rejoice, are not enjoyed in common. The rich inheritance of justice, liberty, prosperity and independence, bequeathed by your fathers, is shared by you, not by me. The sunlight that brought life and healing to you, has brought stripes and death to me. This Fourth [of] July is yours, not mine.

Comment donc l’en-commun de la nation – ce « nous » constitutionnel mis à l’honneur en ce jour – peut-il encore se rêver sans failles, quand il ne vit que d’une feinte coupable, niant jusqu’à l’exclusion sur laquelle il se fonde ? La ligne qu’il dit « oblitérée », Douglass la souligne donc à nouveau – en la déplaçant. Elle n’est plus tant géographique que raciale. Elle fracture le « nous » qui produit la nation tout en étant produit par elle, « nous » réflexif s’il en est, mais dont la réflexion se brise ce jour-là dans le miroir tendu par l’orateur.

Ce qu’exhibe Douglass, c’est, d’un côté, l’intervalle (distance / disparity) – ce qui vient dégonder la représentation souveraine –, de l’autre, la clôture (pale), le contour qui exclut, tout autant qu’il défend l’enclos citoyen. Dramaturgie de la ligne. Je / vous. Tout le texte est posé en équilibre instable sur cette frontière que Douglass obstinément pointe du doigt au moment où l’on voulait l’oublier, cette fracture, cette fraction, qui remet en jeu l’équation nationale. Nous = (je + eux) – vous. En invitant la discordance en plein concert patriotique, Douglass fait le départ entre le « nous » constitutionnel, celui du « peuple » représentatif, et le nous que lui représente. Mais il ne s’arrête pas là : la mise en scène qui fait parade de la ligne augmente de fait et par force – par la force déployée dans la prise de parole même – la circonscription de « Nous, le peuple ». En faisant mine de tenir pour acquis le principe d’une citoyenneté commune (« mes chers concitoyens »), Douglass force le trait, et s’inclut dans le cercle de la représentation démocratique, lui et l’esclave qu’il fut. Intenable posture, insoutenable synthèse. Les lignes du drapeau (stripes) sont aussi celles qu’il porte sur le dos comme autant de marques sanglantes du fouet d’une nation esclavagiste. Douglass, c’est là sa force autant que sa vulnérabilité, parle d’un lieu insituable, à la fois de l’autre côté de la barre du paradigme (en tant qu’esclave) et à l’intérieur de la catégorie nationale (homme noir, libre, mais constitutionnellement « sans voix »). Non sans rappeler la position d’un Hawthorne laissant émerger la voix du romance d’un outre-lieu, Douglass réactive, le temps de son discours, la possibilité d’une liminalité fructueuse… pour mieux cette fois la dénoncer comme fiction. Il est révolu le temps du neutre – Douglass, esclave enfui et homme libre, en est peut-être le dernier vestige –, qui permettait à la nation de profiter de ses esclaves tout en les invitant à fuir. L’urgence est désormais d’accuser la ligne, dans les deux sens du terme, non pas celle qui séparait en deux le territoire – celle-là n’est plus et c’est l’un des problèmes – mais celle qui divise la nation dans sa chair, celle qui exclut sans le dire ceux-là mêmes dont elle tire profit.

Is it not astonishing that, while we are ploughing, planting and reaping, …; that, while we are reading, writing and cyphering, acting as clerks, merchants and secretaries, having among us lawyers, doctors, ministers, poets, authors, editors, orators and teachers; that, while we are engaged in all manner of enterprises common to other men, digging gold in California, capturing the whale in the Pacific, feeding sheep and cattle on the hill-side, living, moving, acting, thinking, planning, living in families as husbands, wives and children, and, above all, confessing and worshipping the Christians’ God, and looking hopefully for life and immortality beyond the grave, we are called upon to prove that we are men!

Ils sont là, les sans-parts ; ils font partie prenante d’un commerce qui rapporte, d’une économie florissante qui ne craint pas de leur confier la tâche de bâtisseurs de la nation. Ne les voit-on pas ? Douglass se fait, alors, montreur d’esclaves, et d’esclavagistes, témoin de la ligne fatale qui passe entre eux, et que le « nous », célébré le 4 juillet, a tout intérêt à laisser dans l’ombre. Regardez, s’écrie-t-il, je vous en montrerai, moi, des marchands d’esclaves. Et de dépeindre aussitôt ces troupeaux d’hommes et de femmes, ces cohortes trop humaines avançant sous l’aiguillon inhumain de mercanti avides. Venez donc assister à la vente à l’encan du vieillard épuisé, ou de la jeune mère à qui on arrache l’enfant. En remettant au jour la ligne de fracture qui rejette l’esclave hors de la catégorie « homme », la seule qui lui eût garanti l’appartenance au « nous », Douglass lui rend la visibilité. Plus encore : devenu showman pour l’occasion, Douglass agite le rideau qui crée les conditions de possibilité du visible et de l’invisible ; il monte la scène de toutes pièces sur laquelle peut enfin advenir la visibilité des sans-parts.

Trafic de la ligne. Si Douglass, à l’instar de Hawthorne, spécule sur la barre du paradigme, ce n’est pas, cette fois, pour la transmuer en zone de neutralité ; s’il la souligne, c’est pour lui redonner sa puissance d’agir, et en la déplaçant, réformer les catégories, renouveler le partage du sensible, ici et maintenant. Revenant sur le moment national par excellence, celui de l’indépendance, Douglass ne craint pas de rendre hommage au couperet du paradigme, celui qui trancha autrefois dans le sensible pour distinguer les tyrans des révolutionnaires. Cette ligne n’appartient pas au passé ; toujours, elle sépare les oppresseurs de leurs victimes enchaînées, mais au despote anglais se sont substitués ceux qu’on n’attendait pas : « vous » le peuple, indignes descendants des Pères de l’indépendance. La ligne n’a donc pas fini de faire son office : le tyran n’est pas mort, il a changé de camp.

Pour reconfigurer le sensible, Douglass a donc besoin de la ligne, quand bien même il s’attache à démontrer qu’elle ne tient pas en tant que fracture du « nous ». Les esclaves, les Noirs, sont des hommes – il le montre, le démontre – ; en tant qu’hommes, ils appartiennent de fait à la nation, et doivent désormais en faire partie de droit. Mais – et là réside peut-être l’écueil de la stratégie déployée – si la catégorie s’adjoint les Noirs « en tant qu’hommes », les intégrant, par là, au continuum qui la constitue, il se pourrait qu’elle les perdît en tant que supplément, perdant du même coup la possibilité du dissensus et la condition du politique. En exhumant la ligne, condition de la visibilité des sans-parts, Douglass fait signe vers le surplus que la catégorie contenait déjà sans le dire, ni surtout le montrer. Ce faisant, il ne transforme pas tant la catégorie qu’il y fait allégeance ; il sature le spectre qu’elle recouvre ; il verrouille le « nous », au risque de s’interdire le bougé du dissensus. La ligne qui passait à l’intérieur – rehaussée un moment, pour les besoins de sa cause, en tant que ligne de fracture – fait désormais le tour de la catégorie, et la renforce. En incluant les Africains Américains au « nous » de la nation, Douglass fait tomber un peu plus loin le couperet du paradigme. À d’autres de démontrer qu’il y a maldonne à l’intérieur.

 

Deux ans avant que ne fût « oblitérée » la ligne en Amérique, à l’heure où, sur le vieux continent, les révolutions redécoupaient le sensible à coups de guillotine – des coups qui s’entendirent jusqu’à Salem, où ils firent blêmir le locataire des bureaux de la douane –, les femmes de Seneca Falls avaient déjà tenté d’exhumer les lignes de faille du « Nous » afin, elles aussi, de redéfinir la catégorie « nation ». Inaugurant le trafic de la ligne, la « Déclaration des Sentiments », adoptée lors de la Convention des droits de la femme, à Seneca Falls, dans l’État de New York, en juillet 1848, s’appuie, ainsi que le fera Douglass quatre ans plus tard, sur le « nous » qui fonde la nation, pour en interroger pareillement le référent, révisant par là même l’équation nationale. « We hold these truths to be self-evident: that all men and women are created equal ». Si le « Noir » chez Douglass s’invite à l’intérieur de la catégorie en tant qu’homme, c’est plutôt au même titre que l’homme que la femme vient habiter le « nous » – au même titre, entendons bien, que ces signataires de l’Indépendance, ardents défenseurs (masculins) de droits « universels » contre le tyran britannique. La ligne paradigmatique, qui sépara jadis les révolutionnaires de l’oppresseur, est là aussi réactivée, déplacée ; son office prolongé. En rendant visibles celles que la catégorie refusait d’intégrer au « nous » représentatif de la nation, les femmes de Seneca Falls font de cette nouvelle visibilité le levier de leur stratégie d’infiltration. Les voici donc « à l’intérieur ». Reconfigurant la représentation nationale, ou du moins tentant de le faire, à la faveur d’une addition (« and women »), le texte étend la catégorie en l’articulant à ce qu’elle définissait comme son « autre constitutionnel ». La femme ne disparaît pas, mais paie le prix de sa nouvelle appartenance et de sa nouvelle visibilité : le surplus disparaît quand s’estompe la différence. Une fois à l’intérieur, c’est l’autre qu’on exclut.

Traîtrise de la ligne. Le bougé du paradigme ne garantit donc pas la fin des exclusions. En soulignant la barre du genre, les signataires de Seneca Falls, parmi lesquels Douglass lui-même, laissaient enfouie la fracture raciale pour mieux la reconduire implicitement ; par-delà le Compromis de 1850 et la loi sur les esclaves fugitifs, le discours du 5 juillet 1852, répondant à l’urgence, mettait, lui, en lumière une autre ligne de faille, la « ligne de couleur » (color line) dont la prégnance allait estomper la première pour plus d’un demi-siècle encore. La ligne qui circonscrit, si compréhensive soit-elle, n’intègre qu’au prix de nouvelles exclusions ; elle fonde l’identité sur la différence subsidiaire (race/genre) qui relance la logique paradigmatique tout en faisant régner la « police » dans l’enclos. Le gain ne va donc pas sans perte : la catégorie ne s’élargit qu’au détriment du dissensus. La police, à la fin, remplace toujours le politique.

Somewhere along the line I knew there’d be girls, visions, everything; somewhere along the line the pearl would be handed to me.
Jack Kerouac, On the Road, 1955.

Partir de la ligne, c’est donc partir de la catégorie, de la circonscription d’un « tout » pensé sur le mode de l’homogénéité. Poser la ligne pour prémisse, c’est indexer la pensée sur la découpe du sensible, le partage du continuum en entités discrètes – unités, identités, essences mutuellement exclusives. Le sens naît alors d’une syntaxe du visible qui articule le monde sans en perdre la distinction. La nation en ses contours, l’espèce ou le genre pris dans les limites de leur définition, ressortissent à cette logique épistémique, à cette grammaire du sensible qui laisse intact l’ordonnancement du monde. Il est donc un confort de la ligne, qui conjure le spectre des mélanges, désamorce l’économie parallèle promise par une neutralité interlope. La ligne tranche dans le vif de nos incertitudes ; la ligne fait la différence, et sur la différence est indexé le sens. Mais si elle permet « d’y voir clair », c’est aussi qu’elle dissimule ce qu’elle ne saurait voir : ce qui répugne à être classé d’un côté ou de l’autre. Adepte de l’alternative (« l’un ou l’autre »), la ligne ne sait que faire du « ni l’un ni l’autre », de ce tiers qui se refuse à devenir catégorie car il demeure « sur la ligne » sans pouvoir, ou vouloir, choisir son camp. La ligne, dès lors, ne suffit pas à rendre compte d’un monde où les chevauchements sont possibles, d’un monde qui se rêve autrement que sur le mode du contigu. Pour cela, il faut estomper la ligne, voire s’en débarrasser, afin de faire fructifier l’entre-deux, là où peut se créer, peut-être, un mode d’articulation du sensible qui refuse l’allégeance à la loi de la guerre, à la logique du paradigme. Estomper la ligne, c’est dès lors faire apparaître ce qui était invisible, à la croisée de nos catégories. Sauf que… la ligne qui excluait, celle-là même qui rejetait par-delà sa frontière ceux qui n’appartenaient pas à la catégorie par elle délinée (nation, espèce, genre), leur donnait aussi de pouvoir batailler contre elle, de la dénoncer, de la déplacer. Offusquer la ligne, c’est refuser à « l’autre » jusqu’à son nom, et sa puissance d’agir, c’est le laisser glisser dans le royaume de l’invisible, de l’indicible, de l’inintelligible. Car la ligne est aussi l’arme des exclus ; si le paradigme institue les identités exclusives, il sauve aussi le politique en rendant à la visibilité la fracture du monde. Nous serions donc dans une impasse, condamnés, aujourd’hui comme en 1850, à l’hégémonie de la catégorie, et ce, avec ou sans la ligne. Souligner la ligne, c’est, de fait, reconduire un essentialisme qui, par définition, réifie la catégorie et nous oblige à penser sous sa coupe. Estomper la ligne, c’est laisser la jouissance poétique du neutre, les dividendes de l’entre-catégorie, à ceux que la ligne n’a pas exclus, aux privilégiés du visible. La ligne, donc, nous tient, et nous tient d’autant plus que raisonner ainsi, c’est encore raisonner avec elle, reconduire la logique paradigmatique (avec/sans) dont on avait cru se défaire.

Peut-être faut-il dès lors penser la ligne autrement – non plus comme une fracture, non plus comme une zone de conjonction des « contraires » permettant de ne pas choisir – mais comme un « moment », ou plutôt comme l’événement du dissensus au sein de la catégorie. La ligne ne serait plus le pourtour tranchant du concept, mais un front intérieur émergeant par moments, sans pour autant cristalliser de figures d’un côté et de l’autre. Ainsi pensée, la ligne ne crée pas de catégories, elle est le lieu du dissensus interne qui augmente le sensible d’une part – toujours reconduite – d’invisible.

Il ne s’agit donc pas – selon une logique qu’on pourrait, pour faire vite, qualifier de républicaine – de fondre les sans-parts, les exclus de la ligne (dans nos exemples : les femmes, ou les Africains Américains) dans le « nous » constitutionnel, ni, à rebours, de leur donner l’heur de devenir eux-mêmes catégorie, ou sous-catégorie, à l’intérieur du tout – dans une logique cette fois communautariste – mais de laisser advenir au visible, à l’occasion du dissensus, ceux qui jusque-là n’y avaient pas part, voire n’existaient pas. Le dissensus ici, ce dont la ligne est l’avènement, et l’événement, est poétique autant que politique, et la littérature y a toute sa place, qui n’aime rien tant que de produire, entre les lignes et grâce à elles, des accrétions nouvelles, des fictions disruptives. Perles, panthères et autres suppléments inassignables viennent augmenter le monde sans en saturer la texture ; ils déchirent la trame du sensible, l’espace d’un moment, pour s’évanouir aussitôt, intenables surplus qui traversent le texte, et le monde, sans l’habiter vraiment. Somewhere along the line…la ligne est devenue ligne de fuite, instrument et condition de toutes les échappées belles.

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Auteur

Cécile Roudeau, ancienne élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégée d’anglais, est maître de conférences à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3. Ses recherches portent sur la Nouvelle-Angleterre et la pensée du lieu, et plus largement sur l’articulation possible entre littérature et politique, texte et « contexte ». Elle est l’auteur de La Nouvelle-Angleterre : Politique d’une écriture. Récit, genre, lieu (PUPS, 2012).

Pour citer cet article

Cécile Roudeau, Fuite de la ligne. De la catégorie en Amérique, ©2012 Quaderna, mis en ligne le 27 décembre 2012, url permanente : https://quaderna.org/1/fuite-de-la-ligne-de-la-categorie-en-amerique/

Fuite de la ligne. De la catégorie en Amérique
Cécile Roudeau

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