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# 06 Nord magnétique

Table ronde « Anthony Barnett, poète-traducteur multilingue »

Université de Lille, 12 décembre 2022

Texte intégral

Xavier Kalck, Claire Hélie
(Université de Lille)
Laetitia Sansonetti
(Université Paris Nanterre & Institut Universitaire de France),
avec l’aide de Corinne Oster (Université de Lille)

À l’occasion du dixième anniversaire de la parution de Translations 1 d’Anthony Barnett (1941-), l’université de Lille a invité le poète-traducteur à participer à une table ronde le lundi 12 décembre 2022. La manifestation, organisée par Xavier Kalck de l’unité de recherche CECILLE (Université de Lille), avec le soutien des porteuses du projet « Multilingualism in Translation », Claire Hélie, Julien Loison-Charles (Université de Lille) et Laetitia Sansonetti (Université Paris Nanterre & IUF), a réuni Noriko Berlinguez-Kôno (Université de Lille) pour Akutagawa Ryūnosuke en japonais, Olivier Brossard (Université Gustave Eiffel) pour Louis-René Des Forêts en français, Anders Löjdström (Université de Lille) pour Pär Lagerkvist en suédois, Léandre Lucas (Université de Lille) pour Ossip Mandelstam en russe, Matilde Manara (Collège de France) pour Andrea Zanzotto en italien. De son propre aveu, Barnett ne parle pas couramment toutes ces langues. À des degrés divers, il s’agit de traductions reposant sur une expertise des textes plutôt que celle des langues, effectuées parfois avec l’aide de locuteurs natifs ou spécialistes de la langue, mais aussi avec les versions précédentes. La table ronde a été l’occasion d’explorer cette pratique particulière et véritablement multilingue, qui n’est pas sans remettre en cause un certain nombre de présupposés concernant les conditions du transfert linguistique dans la traduction de la poésie.

Anthony Barnett ouvre la table ronde par un rappel des principes qui le guident dans son travail de traducteur, tels qu’il les avait énoncés lors d’une intervention à l’Université Meiji à Tokyo en 2002, publiée en 2014 sous le titre InExperience and UnCommon Sense in Translation : « I start off with the premise that there is no usable theory of translation other than the one that says that each text to be translated dictates, in the necessary rather than the tyrannical sense of the word, its own requirements – and that you must use your head. » (9) C’est donc sur un parti-pris résolument expérimental, au sens strict du terme, c’est-à-dire fondé en expérience, que s’engage la discussion. Barnett précise cependant qu’il a depuis longtemps adopté le mot d’ordre d’Yves Bonnefoy, selon qui on ne traduit pas tant le poème que la poésie, comme ce dernier l’indiquait dans « La traduction au sens large. À propos d’Edgar Poe et de ses traducteurs » en écrivant : « Traduire ? Traduire la poésie ? Non ce n’est pas simplement substituer un texte à un autre texte. La poésie ne se réduit pas au poème, elle va de poème en poème au sein d’une œuvre, d’une pensée, d’une vie, elle demande ainsi à être entendue par son lecteur, participée, revécue dans une expérience au-delà même des mots auxquels ce lecteur la voit recourir. Et semblable nécessité pour qui se propose d’en faire la traduction, puisqu’il va de soi que la traduction de la poésie se doit d’être poésie elle-même. » (150)

La première intervention est celle d’Olivier Brossard (Université Gustave Eiffel), consacrée à Louis-René des Forêts (1916-2000), dont Barnett a traduit les Poèmes de Samuel Wood en 1988. Si Barnett revient sur son propre cheminement vers des Forêts dans la postface de sa traduction, il serait intéressant d’en savoir davantage sur ce qui a motivé son choix d’une œuvre aujourd’hui reconnue sans être néanmoins beaucoup lue. Barnett revient alors sur sa lecture initiale de La Chambre des enfants, dans les années 1960, sa brève rencontre avec l’auteur lors de sa venue à Cambridge en 1982, et sa découverte des Poèmes de Samuel Wood, dont il avait lu quelques passages traduits dans A Voice from Elsewhere (2007), l’ouvrage de Maurice Blanchot traduit par Charlotte Mandell. Avoir accès à d’autres traductions est toujours chose utile, insiste Barnett, même si ces traductions peuvent parfois aussi faire obstacle. Des Forêts lui-même était anglophile et traducteur de Shakespeare et de Hopkins, comme le rappelle Pascal Quignard dans Le vœu du silence, essai sur Louis-René des Forêts (1985). Brossard souligne que des Forêts présente ces poèmes comme ceux « de » Samuel Wood, et donc comme une traduction potentielle dès l’origine. Il cite à cet effet le poète qui, dans sa lettre à Jean-Benoît Puech du 14 août 1973, écrivait que « ce qui importe, ce n’est pas l’emprunt systématique à un auteur de tel vocable, de telle formule ou tournure syntaxique etc., mais le mouvement même, furieux, irrésistible dont ce pillage n’est que l’écume ? » (1015). Brossard note également combien la traduction de Barnett donne une souplesse nouvelle au vers de des Forêts, qui viendrait lui rendre le rythme et la syntaxe qui fascinait tant ce dernier dans l’anglais, ce qui répond en effet à une préoccupation importante de Barnett. C’est tout particulièrement probant pour le procédé d’accumulation par apposition, cher à des Forêts, dont la traduction pose problème, et qui est cependant au cœur de ce recueil sur le deuil – deuil paradoxal puisque l’objet de la perte reste inconnu, tout juste rendu visible que par ces accumulations qui cherchent à en dessiner les contours.

Brossard demande également à Barnett comment il est parvenu à retravailler la régularité syllabique du français à partir du système prosodique accentuel-syllabique anglais, et à prendre en compte le fait que l’unité de vers correspond à une unité syntaxique chez Des Forêts. Pour Barnett, ces jeux de correspondance sont difficilement mesurables au-delà de telle ou telle occasion. Parfois, la symétrie est possible (« La façade en feu d’une forteresse qui s’effondre » peut ainsi donner : « The façade on fire of a fortress falling in ruin ») mais elle ne constitue pas un point essentiel pour le traducteur. Enfin, Brossard interroge Barnett au sujet de sa postface, dans laquelle le traducteur devient une troisième personne, en écho à la troisième personne du poème, et dont elle accompagne le mouvement de décalage, propre aux masques du genre autobiographique chez des Forêts, ce dont Barnett se félicite en effet.

La discussion se poursuit avec l’intervention de Léandre Lucas, au sujet de la traduction par Barnett de Whoever Has Found a Horseshoe (A Pindaric fragment), 1923, d’Ossip Mandelstam, que Barnett traduit ici pour la cinquième fois en anglais. Lucas évoque la différence grammaticale importante qui existe entre l’anglais, qui emploie des verbes modaux, et le russe, langue aspectuelle (aspects imperfectif et perfectif), qui pose de nombreux problèmes aux traducteurs. Il évoque par exemple les traductions de Barnett de deux segments (« Глядим на лес и говорим » / « We may face the forest and say » / « С чего начать? », « Where to start? »). La question est importante, car s’y joue la différence entre une tonalité courante et une tonalité presque professorale, différence qui, selon Barnett, ne dépend pas seulement du texte, mais bien de la poétique propre du traducteur, qui fait ici le choix de l’idiomatisme, et donc du contemporain. La discussion s’enchaîne au sujet de l’élision du connecteur « ou bien » dans le segment « Я сам ошибся, я сбился, запутался в счете » / « I myself was mistaken. I lost count » et dans le segment « Я дам тебе яблоко » — или: Я не дам тебе яблоко » / « I’ll give you an apple, I won’t give you an apple ». Barnett explique que la construction, par l’hésitation qu’elle vient marquer, suffit à dire l’alternative posée par le russe, et insiste sur la nécessité impérieuse, pour le traducteur, de dynamiser la syntaxe qu’il emploie du côté de la légèreté et de la simplicité.

Lorsqu’il présente Evening Land (1953) de Pär Lagerkvist, Anders Löjdström note que la traduction de Barnett laisse entendre une grande proximité avec l’original pour un suédophone, citant par exemple le segment « Där vandrar fjärran på blåa stigar » / « There wander far away on pale blue paths ». Ce n’était pas le cas dans une traduction antérieure, parue chez Faber et signée par W.H. Auden, également traducteur de Markings, de Dag Hammarskjöld. Pourtant, ce n’est pas en Suède mais au Danemark et en Norvège que Barnett a vécu pendant plus de sept ans. La traduction du recueil de Lagerkvist avait été l’un de ses projets à l’université, et il s’est remis à la tâche des années plus tard grâce à l’obtention d’une bourse. Le fait que les deux langues, l’anglais et le suédois, se ressemblent était cependant plutôt un frein à la traduction. En effet, même si l’anglais et le suédois partagent certains traits morphologiques, Barnett fait remarquer que le calque morphologique ne donne pas nécessairement la meilleure traduction du point de vue poétique : par exemple « vapenlösa » n’a pas été traduit par « weaponless », terme qui partage la même racine et le même suffixe privatif, mais bien par « disarmed », qui semblait plus approprié en contexte. Alors que le poème suédois ne rime pas, Barnett a parfois introduit des rimes en partant de correspondances entre la lettre du texte source et l’anglais, sachant que si l’original est en vers blanc, l’anglais est le plus souvent en vers libre. La discussion s’arrête sur le choix de Barnett d’inclure un poème en suédois dans sa traduction, en hommage discret à sa source. 

Si la proximité linguistique est un aspect de la traduction vers l’anglais depuis le suédois, la question de la diversité linguistique et de l’étrangeté des langues se pose de façon très accrue dans les traductions d’Andrea Zanzotto, comme le faire remarquer Matilde Manara. Les poèmes expérimentaux et avant-gardistes de Zanzotto réunissent ainsi plusieurs langues et dialectes spécifiques. Poète italien de la seconde moitié du XXe siècle, très érudit, Zanzotto a beaucoup travaillé sur l’oralité et sur l’accès « non savant » à l’expérience poétique. Il a d’ailleurs lui-même composé un recueil directement en anglais, Haiku for a Season (2012). Barnett a notamment traduit « Elegia in petèl » / « Elegy in Googoo », poème notoirement complexe d’un point de vue linguistique, qui mêle plusieurs traditions littéraires européennes, un dialecte local et différentes formes de balbutiement. Il s’agit d’un poème-hapax, occasion idéale de contrer l’idée qu’il existerait de l’intraduisible. Barnett a fait le choix d’une construction délibérément fautive, presque enfantine, de certains segments, avec répétitions, et mis en avant l’origine dialectale du poème à l’aide d’une note de bas de page. Il n’a donc pas cherché à corriger ou à expliquer le poème, mais bien à le transposer.

À titre d’exemple de sa méthode, Barnett cite un passage de Il sistema periodico de Primo Levi, dans lequel l’auteur décrit sa réaction après une expérience malheureuse, liée à une tentative de substitution entre différents éléments :

I thought of another moral, more down to earth and concrete, and I believe that every militant chemist can confirm it: that one must distrust the almost-the-same (sodium is almost the same as potassium, but with sodium nothing would have happened), the practically identical, the approximate, the or-even, all surrogates, and all patchwork. (68)

La dernière intervention est celle de Noriko Berlinguez-Kôno, au sujet de A Fool’s Life / Aru ahô no isshô (1927), d’Akutagawa Ryūnosuke, auteur du célèbre Rashômon (1915). Texte écrit un mois avant son suicide et composé de 51 épisodes symboliques qui relèvent davantage de la nouvelle, ou peut-être du poème en prose, A Fool’s Life avait déjà connu plusieurs traductions en anglais, qui paraissaient perfectibles aux yeux de Barnett. En guise d’exemple, Barnett mentionne les traductions allant parfois jusqu’à choisir l’adjectif « stupid » pour dire l’« idiot » du titre. Il évoque également la traduction de la section 24, où figure un terme rendu par le mot « rat » chez un traducteur, au lieu du mot « souris » attendu, sachant que le terme japonais possède aussi les deux acceptions. Ce serait là un merveilleux exemple à ajouter à ceux qu’analyse Umberto Eco dans son célèbre ouvrage, Mouse or Rat? Translation as Negotiation (2003). La discussion porte en particulier sur la section 49, « The Stuffed Swan », qui fut par exemple l’occasion pour Barnett de faire appel à un taxidermiste, non seulement pour mieux comprendre le vocabulaire technique, mais aussi pour vérifier les connotations, parfois sexuelles, associées à certains termes du texte. Cette démarche illustre bien la conception de la traduction pratiquée ici et sa volonté d’ouverture sur le monde, comme façon pour le traducteur de toujours situer sa parole au sein d’un horizon linguistique exhaustif et ouvert à la vérification expérimentale.

Xavier Kalck conclut en prenant exemple sur un poème récent de Barnett, « The Way It Is » (Lithos, 2017), qui illustre la manière dont la position de traducteur guide l’écriture de sa poésie. Il y a d’une part dans l’œuvre de Barnett un grand cosmopolitisme des références et des reprises, mais on note également que les propres textes de Barnett apparaissent eux-mêmes, à bien de égards, comme des traductions d’originaux absents, notamment au travers des interventions fréquentes, à la première personne, d’un locuteur hésitant qui vient donner au texte l’aspect d’une version sans cesse remaniée sous nos yeux.

Notes    (↵ returns to text)

  1. Translations rassemble la majeur partie des traductions révisées et corrigées d’Anthony Barnett en un seul volume. On y trouve des traductions des œuvres de Akutagawa Ryūnosuke, Anne-Marie Albiach, Alain Delahaye, Roger Giroux, Louis-René Des Forêts, Pär Lagerkvist, Tarjei Vesaas et Andrea Zanzotto. Un nouveau volume, Translations Addenda, paru en 2023, contient les dernières traductions de Barnett parues dans Snow lit rev.

Bibliographie

Barnett Anthony, Translations, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2012.

---, InExperience and UnCommon Sense in Translation, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2014.

---, Lithos, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2017.

Blanchot Maurice, A Voice from Elsewhere [2002], trad. Charlotte Mandell, State University of New York, State University of New York Press, 2007.

Bonnefoy Yves, « La traduction au sens large. À propos d'Edgar Poe et de ses traducteurs », Littérature, 150/2, 2008, pp. 9-24.

Des Forêts René, La Chambre des enfants, Paris, Gallimard, 1960.

---, Poèmes de Samuel Wood, Saint Clément La Rivière, Fata Morgana, 1988.  

---, Poems of Samuel Woods [1988], trad. Anthony Barnett, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2011.

---. Oeuvres complètes. Paris, Gallimard, 2015.

Eco Umberto, Mouse or Rat? Translation as Negotiation, London, Weindefeld and Nicolson, 2003.

Hammarskjold Dag, Markings [1963], trad. W.H. Auden, Faber, Londres, 1966. 

Lagerkvist Pär, Evening Land / Aftonland [1923], trad. W.H. Auden et Leif Sojberg, Detroit, Wayne State University, 1975.

---. Evening Land [1953], trad. Anthony Barnett, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2001.

Levi Primo, The Periodic Table [1975], trad. Raymond Rosenthal, New York, Schocken Books, 1984.

Mandelstam Osip, Whoever Has Found a Horseshoe (A Pindaric fragment) [1923], trad. Anthony Barnett, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2023.

Quignard Pascal, Le vœu du silence, essai sur Louis-René des Forêts, Saint Clément La Rivière, Fata Morgana, 1985.

Ryunosuke Akutagawa, Rashômon et autres contes [1915], trad. Arimasa Mori, Paris, Le Livre de Poche, 1965.

---, A Fool’s Life / Aru ahô no isshô [1927], trad. Anthony Barnett, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 2007.

Zanzotto Andrea, Poems by Andrea Zanzotto, trad. Anthony Barnett, Lewis, Allardyce Barnett Publishers, 1993.

---, Haiku for a Season / Haiku per una stagione, Chicago, University of Chicago Press, 2012.

Auteur

Claire Hélie est maîtresse de conférences en anglais (LANSAD et littérature) à l'université de Lille. Ses recherches portent sur la poésie britannique contemporaine et le dialecte. Elle a co-édité No Dialect Please, You're a Poet (Routledge 2019). Elle prépare actuellement un ouvrage collectif sur la poésie britannique depuis les années 80 et une monographie sur le dialecte dans la poésie.

Xavier Kalck est professeur de littérature des États-Unis à l'université de Lille. Ses recherches portent sur la poésie nord-américaine et le modernisme. Son dernier ouvrage s'intitule Pluralism, Poetry, and Literacy (Routledge 2021). Il prépare actuellement un ouvrage collectif sur le poète Charles Reznikoff.

Laetitia Sansonetti est MCF en anglais (traduction) à l’Université Paris Nanterre. Sa recherche porte sur la réception des textes classiques et continentaux, l’apprentissage des langues, la poésie et la rhétorique et les questions d’autorité et d’auctorialité dans l’Angleterre de la première modernité. Ses recherches ont bénéficié d’un financement de l’Institut Universitaire de France (2018-2023).

Pour citer cet article

Claire Hélie, Xavier Kalck, Laetitia Sansonetti, Table ronde « Anthony Barnett, poète-traducteur multilingue », ©2024 Quaderna, mis en ligne le 20 février 2024, url permanente : https://quaderna.org/6/table-ronde-anthony-barnett-poete-traducteur-multilingue/

Table ronde « Anthony Barnett, poète-traducteur multilingue »
Claire Hélie
Xavier Kalck
Laetitia Sansonetti

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