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# 06 Nord magnétique

Colloque « Dynamique de genre, sexualité et racialisation dans les Amériques »

Université Gustave Eiffel, 13-15 janvier 2021

Texte intégral

Diego Henrique Dos Santos Alves et Constance Robert-Murail,
Université Gustave Eiffel

Introduction

Le colloque international « Dynamique de genre, sexualité et racialisation dans les Amériques », organisé par le pôle Nord-est de l’Institut des Amériques, s’est tenu en ligne les 13, 14 et 15 janvier 2021. Comme l’a souligné Claire Delahaye (Université Gustave Eiffel) en introduction au colloque, celui-ci a été conçu comme un espace de dialogue collectif, dans un esprit de rigueur scientifique, mais aussi de bienveillance. Réparties en trois journées, les différentes activités du colloque (ateliers, conférences plénières et performances) ont abordé, à la fois, les théories universitaires traitant des identités minoritaires aux Amériques ainsi que les pratiques et stratégies de résistance politique et épistémologique développées par ces populations.

Première journée

Camille Riou, qui se prépare à effectuer un doctorat à l’EHESS, a ouvert le premier atelier intitulé « Théories et pratiques : genre, racialisation et intersectionnalité » avec une réflexion sur le fat liberation movement, qui est traversé de questionnements intersectionnels où race, poids et genre sont liés. Se concentrant sur le vécu spécifique des femmes noires grosses qui sont opprimées au sein même de la communauté fat acceptance, notamment en regard des femmes blanches et grosses, Riou retrace l’historique de la racialisation de la grossophobie. S’appuyant sur le diet-industrial complex[1], un système qui pratique une distinction nécropolitique entre les corps nés pour gouverner et les corps qui doivent rester les objets de la pratique gouvernementale, Riou conclut que pour les femmes noires grosses, exister en régime nécropolitique, c’est déjà résister.

Grégory Bekhtari (Université Paris-Nanterre) a ensuite présenté la naissance et l’apport fondamental aux luttes intersectionnelles du Combahee River Collective, organisation de féministes noires principalement lesbiennes. « Réfugiées » d’autres mouvements sociaux (féministes, antiracistes, ouvriers) qui les laissaient à la marge, ces femmes ont décidé de se concentrer sur la spécificité de leurs oppressions : elles refusent une analyse cumulative ou arithmétique d’oppressions vues comme des sous-produits de l’oppression capitaliste, mais développent un lexique proto-intersectionnel en montrant comment leurs expériences se construisent dans une imbrication géométrique de la race, de la classe, du genre et de la sexualité. Le refus de simplifier théoriquement les parties disparates de soi se manifeste dans la pratique militante du Combahee River Collective, comme l’écrit la militante noire Barbara Smith : « C’était la première fois que je pouvais être tout ce que je suis au même endroit ».

Néstor Pievi, psychologue de l’éducation (Universidad Autónoma de Madrid, Universidad Nacional de San Martín, Instituto Superior del Profesorado Joaquín V. González), a abordé la question des genres et des sexualités dans le système éducatif argentin, principalement à Buenos Aires. Il souligne la distance entre les nombreuses politiques d’inclusion promues dans le pays et la réalité des pratiques éducatives. En effet, de nombreuses lois récentes permettent aux enseignant·e·s d’élargir les sujets abordés pendant les cours d’éducation sexuelle dispensés aux élèves du secondaire en y incluant la reconnaissance du mariage des couples de même sexe ou encore les identités de genre. Malgré ces avancées, la violence physique ou symbolique à l’encontre des formes d’expression sortant de la norme binaire hétéronormative est omniprésente dans la culture scolaire argentine. Pievi souligne qu’une formation initiale et continue des enseignant·e·s sur les questions de discriminations et d’identités est nécessaire pour que les changements politiques à l’échelle du pays se traduisent en une amélioration des conditions d’éducation des jeunes personnes LGBTQ+.

Le deuxième atelier a porté sur les manières qu’a l’État de codifier le genre et la race. Les deux communications ont mis l’accent sur les catégorisations légales et leurs implications politiques. Arlette Gautier (Université de Brest) travaille à partir de recensements effectués en Guadeloupe entre 1664 et 1734 pour étudier la classification de la race. Son étude fait apparaître la place du genre dans la perception coloniale des populations colonisées et esclavagisées et montre la façon dont celle-ci évolue fortement pendant la période étudiée. Absente en 1664, la différenciation genrée des esclaves apparaît dès 1671, puis les registres spécifient l’âge des femmes notamment (nubiles ou non). Enfin, une forme d’humanisation apparaît avec la mention en 1750 des « gens de couleur libre ». Gautier conclut qu’il n’y a pas de modèle unique pour les recensements dans la période étudiée, une marge de manœuvre étant laissée aux administrateurs, ce qui en fait des témoins indirects de l’évolution des mentalités. 

Alyane Almeida de Araujo (Université de Lille) a ensuite présenté une perspective de genre sur la réforme du code du travail au Brésil. Elle rappelle le contexte brésilien complexe ; un environnement hostile pour les femmes et les personnes LGBTQ+. Almeida de Araujo divise également les textes de loi en « énoncés aveugles au genre » (« genderblind »), « énoncés sexospécifiques » (prenant en compte l’implication différente des sujets masculins et féminins) et « énoncés genderborgnes » (en apparence neutres, des énoncés ne voyant « que d’une œil » : le masculin). À partir du contexte brésilien, elle conclut que, en offrant un traitement juridique égal pour régler des relations matériellement inégales, les normes universalistes du droit peuvent être instrumentalisées pour cacher les inégalités de fait et pour les produire.

Le troisième atelier, intitulé « Mauvais genre. Masculinités domestiques, parentalité et normativité », a fait dialoguer deux interventions. Tamara Boussac (EHESS) étudie le discours public sur les « mauvais pauvres » aux États-Unis dans les années 1950 et 1960. Elle distingue d’une part les « shiftless husbands » et « deadbeat dads », hommes défaillants trop paresseux pour travailler ou payer leur pension alimentaire, et d’autre part la « welfare queen », stéréotype de la femme noire non mariée multipliant les enfants illégitimes et les allocations. Dans les caricatures journalistiques de l’époque, le mauvais pauvre est souvent représenté comme gros, paresseux, noir et efféminé. L’analyse de Boussac montre comment ces représentations correspondent au discours normatif des programmes sociaux punitifs du « workfare » (une aide sociale allouée uniquement en échange du travail des bénéficiaires), dont l’objectif est de transformer ces figures de mauvais pauvres en travailleurs conformes et respectables. 

À l’opposé des stéréotypes de pères absents, Catherine Gallais (University of Hull) a évoqué son étude ethnographique d’un groupe de quinze « pères au foyer » (« primary caregiving fathers ») aux États-Unis. La communication s’est concentrée sur une convention de pères au foyer à Raleigh, en Caroline du Nord. Gallais explore le rôle de déstabilisation et de normalisation joué par Manuel, un père au foyer trans, lors de sa participation à un panel avec quatre pères homosexuels. Dans son discours, Manuel interpelle le public quant au caractère normatif de cet espace qui déconstruit fortement l’homophobie mais qui est principalement réservé aux hommes blancs de classe moyenne. Dans le même temps, souligne Gallais, Manuel met en valeur sa capacité de passing et utilise son statut d’intervenant pour performer et promouvoir certains attributs de la masculinité hégémonique. Les deux présentations de Boussac et Gallais ont mis en lumière les processus de marginalisation, ainsi que de production, maintien et questionnement de formes de privilèges à l’œuvre dans la construction d’une masculinité tournée vers l’espace domestique, à l’opposé des représentations traditionnelles du « soutien de famille ».

Le quatrième et dernier atelier de la journée était intitulé : « Arts visuels, performances des corps. Entre normes et ruptures ». Sônia Oliveira (Université Gustave-Eiffel) a présenté sa lecture des corps racisés et genrés dans le thriller de science-fiction Bacurau du réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho. Le film met en scène un affrontement sanglant, au fort dualisme racial, pour le contrôle de l’eau dans un petit village fictif du Nordeste – la région Nord-Est brésilienne. Oliveira voit au cœur du récit une force centripète qui engouffre tous les corps dans la terre : la trame du film passe par cette descente dans les viscères de la nation, vers son mythe fondateur. Les corps qui font tomber les têtes d’un pouvoir corrompu sont des corps idylliques, libres et dénudés : le village de Bacurau est une société inclusive où le sujet se nomme à sa guise. La communication conclut sur Lunga, un personnage d’abord exilé puis central, dont l’identité de genre fluide et la libido constituent la force réparatrice du récit. Malgré ses codes dystopiques empruntés à Mad Max, pour Oliveira, Bacurau célèbre en fait une démocratie raciale et sexuelle dans un Brésil idéal.

Lara Cox (Cergy-Paris Université) a proposé une réflexion intermédiale sur les pratiques d’éclaircissement de la peau chez les femmes africaines américaines. Elle a introduit son sujet par une polémique récente lorsque la chanteuse Azealia Banks a admis utiliser un produit controversé pour blanchir sa peau. Cox a ensuite fait dialoguer les travaux de deux artistes africaines américaines. Edmonia Lewis, première sculptrice métisse à obtenir un succès commercial au XIXe siècle, taille dans un marbre blanc des femmes noires aux traits européens et aux cheveux lisses. Amy Sherald, peintresse contemporaine, utilise la technique de la « grisaille » pour représenter ses sujets africains américains, souvent pour se réapproprier des stéréotypes raciaux. Le marbre et la grisaille éclaircissent les peaux noires, mais Cox souligne que la qualité surnaturelle de ces peaux sculptées, minéralisées, a une portée universaliste qui rassemble les regards, blancs comme noirs, autour des œuvres de Lewis et Sherald.

  1. Patrick Johnson (Dean of the School of Communication and Annenberg University Professor at Northwestern University) a clos cette première journée riche en discussions avec sa conférence plénière intitulée « Oral History as Queer Performance: Black Queer Women of the South » (« L’histoire orale en tant que performance queer : les femmes noires queer du Sud [des États-Unis] »). La présentation s’est ouverte sur sa lecture poignante d’un des récits oraux qu’il a collectés et mis en scène dans son dernier livre. En performant la voix d’une femme noire queer du Sud des États-Unis en tant qu’homme noir homosexuel, il questionne la (re)présentation, la réappropriation du témoignage au cœur de son protocole disciplinaire. Quelles possibilités de queering et de circulation de la parole sont offertes par l’histoire orale ? Comment cette dernière peut-elle échapper à la réification des identités ? Johnson offre quelques pistes stimulantes sur la relation circulaire entre celle qui parle et celui qui écoute, sur la proximité avec ses sujets d’étude permise par son statut d’homme queer. Sa praxis de l’écriture performative se confronte aux tensions propres à l’ethnographie cross-gender. Dans le même temps, elle propose une approche féministe pour mener et retranscrire des entretiens avec justesse et empathie.

Les communications de cette première journée ont posé de manière variée la question d’un équilibre entre une perspective universalisante et la spécificité des expériences. Elles traduisent aussi la difficulté à traiter d’intersectionnalité sans fixer les identités ni scléroser les expériences vécues, et la complexité de la relation des chercheur·se·s à leurs objets et sujets d’étude.

Deuxième journée

La deuxième journée a commencé par poser la question de la résistance aux violences politiques de genre et de race. Dans la première communication du cinquième atelier (« Résister aux violences politiques de genre et de race ? »), Diego Paz (Universidade Católica de Pernambuco, Université Paris 8) interroge les stratégies de (ré-)invention des identités sexuées et genrées dans le contexte brésilien. Son intervention commence par la lecture du témoignage d’une jeune femme trans brésilienne agressée dans la rue au lendemain de l’élection de Jair Bolsonaro. Il y décrit ensuite la situation sociopolitique des personnes LGBTQ+ dans le pays. S’intéressant également aux conséquences du mandat de l’actuel président brésilien, ses penchants néofascistes, ainsi que les réactions militantes qui en ont découlé, Paz établit un lien entre les processus par lesquels se forgent les subjectivités des personnes LGBTQ+ et les violences et discriminations que subit cette population ; existence et résistance se confondent.

Ronnel K. Berry (Université de Paris) s’intéresse à l’analyse que fait l’écrivain africain américain James Baldwin de la blanchité aux États-Unis. S’appuyant principalement sur The Fire Next Time (La prochaine fois, le feu) et Another Country (Un autre pays), Berry explore le concept de « white liberalism », qu’il définit comme la position sociopolitique des personnes blanches qui ne souhaitent pas être perçues comme racistes. Il traite des effets de la blanchité dans la lutte antiraciste, s’intéressant particulièrement à la rencontre entre Bobby Kennedy et Baldwin qui a eu lieu en 1963. Il fait aussi état de la manière dont Baldwin développe l’image de la personne blanche progressiste à partir du personnage de Vivaldo dans Another Country. Un lien s’établit entre ce personnage et le politicien Bobby Kennedy dans leur refus commun de considérer la question du racisme aux États-Unis comme un problème moral au cœur du pays.

Dans la troisième communication de la journée, Licia Bosco Damous (Université Paris Nanterre) a questionné les rapports entre violences patriarcales et fémonationalisme dans les paysages politiques français et états-unien. Damous définit tout d’abord le fémonationalisme comme l’instrumentalisation des droits des femmes à des fins nationalistes et économiques. Considérant le sexisme comme une pratique purement non-occidentale, le fémonationalisme se sert du combat pour les droits des femmes pour dénoncer l’immigration. Damous explore également le lien entre le fémonationalisme et la montée de l’extrême-droite et de l’islamophobie dans le monde. Aux États-Unis, le voile et la burqa sont devenus des symboles du terrorisme, tandis qu’en France, les débats autour du port du voile prolifèrent et finissent par renvoyer les femmes musulmanes à la marge de l’espace public. L’approche comparative de ces deux contextes permet de mettre en lumière la façon dont ces femmes subissent une forme d’islamophobie genrée.

Le sixième atelier du colloque porte sur les luttes collectives, les créativités et la production de savoirs militants. Flavia Tijerino Perez (Université Toulouse Jean-Jaurès) s’interroge sur des nouvelles formes de mémoire collective qui déstabilisent le pouvoir hégémonique, ainsi que sur la manière dont le mouvement « Iniciativa Mesoamericana de Mujeres Defensoras de Derechos Humanos » (IM-Defensoras ; « Initiative Mésoaméricaine de Femmes Défenseures des Droits Humains ») explore ces possibilités. Ayant pour but principal la mise en réseau et la protection des femmes défenseures des droits humains en Amérique Centrale, le groupe prétend aussi participer à la patrimonialisation des luttes et la création d’une archive de figures politiques féministes rendues visibles. IM-Defensoras rompt, ainsi, avec les discours hégémoniques qui présentent les femmes subalternes de manière homogénéisante, en reconnaissant les différenciations sociales de ces femmes militantes qui s’allient dans leur vécu de la violence. 

Sophia Sablé (Université Toulouse Jean-Jaurès), quant à elle, explore les enjeux politiques du corps dans le milieu militant et artiviste. S’intéressant principalement à ARDA, un collectif féministe et artiviste argentin, composé par des femmes périphériques, dont les actions consistent en une résistance créative à l’hégémonie patriarcale et à la mise en place d’un réseau activiste féminin, Sablé analyse le corps comme un terrain de dispute entre agentivité et ingérence institutionnelle. Il s’agit de mettre en lumière l’imbrication des systèmes d’oppression (racisme, hétéronormativité, capitalisme) dans le contrôle des corps. Lors de la campagne pour l’avortement légal en Argentine, ARDA a réalisé ses actions dans l’espace public, symbole de la présence et du pouvoir masculins, afin de sortir les corps des femmes et des minorités de l’espace privé. Comme Perez dans la communication précédente, Sablé s’intéresse également aux possibilités de création d’archives, non plus comme des outils dont le but serait de combler les silences du passé, mais « des archives performatives des futurs possibles ». Ces « archives vives » sont un dispositif qui permet l’expression de la subjectivité des individus et le dépassement du cadre institutionnel et autoritaire de la société.

Thierry Maire (Centre Maurice Halbwachs, ENS-EHESS-CNRS) dresse un panorama du paysage politique lesbien et féministe au Salvador. Dans ce pays, des mouvements lesbo-féministes ont réussi à s’organiser et sont devenus des terrains d’expérimentation pour de nouveaux modèles d’action « excéntricos », marginaux, autogérés, autonomes, pour produire une pensée décolonisatrice sur le genre et la politique. Il conclut en s’interrogeant sur le futur du mouvement lesbo-féministe dans le pays qui a déjà connu trois phases : une quatrième vague se profile-t-elle, plus autonome, plus éduquée, avec plus de moyens d’actions locaux ? Quels seront les effets de l’influence transnationale, aussi bien au niveau latinoaméricain qu’à l’échelle globale ? Autant de questions posées qui restent en suspens du cours des événements socio-politiques du Salvador.

Constance Estienne et Alexia Vallenas Wiesse (EHESS) communiquent sur les dynamiques d’organisation féministe en Amérique Latine à l’ère du numérique. Se concentrant principalement sur les mouvements Ni Una Menos et Ele Não[2], Estienne et Wiesse s’interrogent sur le rôle que jouent les réseaux sociaux dans le militantisme féministe latinoaméricain actuel. Elles considèrent que ces réseaux, notamment les groupes Facebook, rassemblent et canalisent des pratiques discursives variées. Elles montrent aussi que ces plateformes sont d’une part un espace d’accueil et d’écoute qui permet de faire entrer en résonance des expériences individuelles, d’autre part un espace d’engagement, de délibération et d’organisation.

L’après-midi s’est ouverte sur le septième atelier, « Sexualités et empouvoirement ». Dans sa communication, Kaisha Esty (Wesleyan University) s’intéresse aux stratégies déployées par les femmes noires américaines qui, à la fin du XIXe siècle, instrumentalisent l’idéal victorien de la féminité respectable comme une arme contre le viol et comme outil de justice sociale. S’appuyant sur des récits et témoignages de violences sexuelles de femmes noires à l’époque de l’émancipation, Esty montre comment celles-ci utilisaient leur chasteté et leur moralité chrétienne lors de procès comme une forme de résistance sexuelle et une affirmation de leur souveraineté sexuelle, aussi bien individuellement qu’en relation avec leur mari. En outre, la subjugation sexuelle systémique des femmes africaines américaines était ignorée : la vertu et la pureté sexuelle étaient l’apanage des femmes blanches. Esty rappelle que les femmes noires ont alors développé ce que l’historienne Evelyn Brooks Higginbotham appelle une « politique de respectabilité », une stratégie conservatrice et subversive pour se protéger dans un contexte qui les a vilipendées.

Dans la communication suivante, Maria Cegarra (Université Sorbonne Paris Nord) brosse un portrait psychosociologique de jeunes femmes lesbiennes à Cali, en Colombie. S’appuyant sur les apports théoriques du féminisme noir et du concept de l’intersectionnalité, ainsi que sur des études postcoloniales et décoloniales, la chercheuse souhaite faire sens de l’identité lesbienne aussi bien à partir de la sexualité que du genre, de la race, de la classe et de la colonialité. En ciblant des femmes lesbiennes d’origine populaire, à la fois d’origine africaine, blanche ou métisse, l’analyse et la comparaison de leurs biographies et trajectoires sexuelles requiert la prise en compte simultanée du contexte historique et de la construction de la société colombienne. Les identités genrées et sexuées deviennent, ainsi, des principes d’organisation sociale du désir et du plaisir.

L’atelier s’est poursuivi avec une communication sur la politisation et le militantisme des travailleuses du sexe dans le contexte péruvien. Maïlys Lanquy (Université Sorbonne Nouvelle) s’intéresse notamment à l’association « Sarita Colonia », basée à Iquitos, au Pérou. Lanquy retrace les parcours des membres de l’association, en particulier le regard réflexif qu’elles portent sur leur expérience. La politisation du travail du sexe est un phénomène partagé par la plupart des pays d’Amérique Latine et des Caraïbes où, dès les années 1980, les travailleuses du sexe se sont organisées pour occuper une place centrale dans la mise en place des programmes efficaces de lutte contre la propagation du VIH. Cela se constate également par les actions de la REDTRASEX (« Red de Mujeres Trabajadoras Sexuales de Latinoamérica y el Caribe »[3]), qui propose des formations sur les droits humains, la législation du travail, la lutte contre le sexisme et les violences de genre. La présentation de Lanquy montre la façon dont cette alliance transnationale permet de cultiver une solidarité entre les travailleuses du sexe, d’unifier leurs luttes et de politiser le travail du sexe.

Dans la dernière communication de l’atelier, Juliette Roguet (Université Sorbonne Nouvelle) analyse les dynamiques de séduction entre les touristes et les populations locales au Pérou. Roguet s’intéresse notamment au bricherismo, qu’elle définit comme une pratique professionnelle de séduction des touristes occidentaux dans les principales zones de villégiature du Pérou, dans le but d’obtenir des bénéfices de l’ordre matériel, culturel, symbolique, ou sexuel. Les Péruviens et Péruviennes qui se consacrent à cette activité sont appelés bricheros ou bricheras. Se concentrant uniquement sur les bricheros, Roguet explore les bases épistémologiques sur lesquelles repose leur pratique, notamment concernant la racialisation du désir et du sexe ainsi que la récupération du « sexotisme » par les bricheros et leur performance d’une « altérité sur mesure ». Dans son analyse, Roguet explique comment les femmes blanches deviennent des territoires à découvrir et à conquérir sexuellement pour les bricheros.

La projection du Manifesto Transpofágico, une performance acérée de l’artiste brésilienne Renata Carvalho, vient clore la deuxième journée du colloque. Présentée par Melissa Ferreira (Universidade Estadual de Campinas, São Paulo), la performance traite du corps trans* à partir d’un point de vue « transpologique ». Cette « transpologie » (contraction de trans et anthropologie) conçue par Renata Carvalho remet en question les constructions sociales qui entourent les corps trans* et « travestis », aussi bien au niveau médiatique et criminologique qu’au niveau religieux et moral. Son but n’est pas de simplement faire sens des effets hypersexualisants et pathologisants des discours dominants autour des personnes trans*, mais de proposer une alternative aux récits et épistèmes hégémoniques. Carvalho place donc son corps trans* simultanément dans la position de sujet et dans celle d’objet de recherche afin de remettre en question et de dénoncer l’absence de ces corps dans l’espace artistique.

À travers l’étude de nombreuses stratégies individuelles et collectives de résistance aux oppressions, cette deuxième journée a illustré, de manière très concrète, la circulation dynamique des théories et des pratiques entre les sphères militantes, politiques, artistiques et académiques. Qu’il s’agisse des femmes noires aux États-Unis, des travailleuses du sexe en Amérique du Sud, ou encore des féministes en Mésoamérique, il est question, ici, de penser la résistance politique et épistémologique de manière créative.

Troisième journée

Le premier atelier de la journée, « Militantisme, participation politique et gouvernance », poursuit les réflexions de la veille. Laura Cahier (Aix-Marseille Université) s’intéresse au rôle des femmes autochtones et leur invisibilisation dans les institutions de l’ONU, ainsi qu’au potentiel révolutionnaire du droit – antithèse de la contestation ou outil de contestation ? Car la présence de femmes autochtones dans les institutions de droit international est déstabilisatrice : elle met en lumière la dimension coloniale des droits humains, interroge la décolonisation des institutions, et accélère la reconnaissance de nouveaux paradigmes comme celui de la violence environnementale. Il semble alors essentiel d’abandonner les schémas coloniaux dominants et d’établir un dialogue inclusif et basé sur l’égalité afin de permettre la participation des femmes autochtones dans les institutions de l’ONU selon leurs propres modalités.

Audrey Chérubin (Université Sorbonne Nouvelle) s’interroge sur les revendications féministes concernant le fonctionnement des transports en commun à Mexico, un lieu privilégié par les agresseurs sexuels, et les réponses suscitées par ces demandes dans le monde entrepreneurial. Chérubin s’intéresse surtout aux politiques mises en place par la ville de Mexico se fondant sur le principe de la mobilité durable et les acteurs qui y participent. Elle brosse également un panorama de la sociologie des agents de service public : comment changer les transports et l’espace social de production des politiques publiques ? À l’intersection des questions féministes et environnementales, le transport permet d’étudier la reconfiguration et diversification des acteurs sociaux ainsi que l’émergence de nouveaux paradigmes concernant les rapports de force autour de l’espace publique.

Yannick M. Blec (Université Paris 8 Vincennes–Saint-Denis), dans l’atelier intitulé « Culture populaire, réappropriation des normes et intersectionnalité », s’est concentré sur la manière dont des artistes noirs et queer subvertissent les codes de performance de la masculinité noire dans le rap, le R&B et la musique pop américaine contemporaine. À travers leurs choix vestimentaires, performances, textes et clips musicaux, les artistes queer étudiés prennent part à la diversification de la culture hip-hop. Tirant des exemples de Lil Nas X, Kevin Abstract, Frank Ocean et Todrick Hall, Blec évoque leurs dénonciations de l’homophobie des inner cities (quartiers populaires, souvent habités par la population africaine américaine), leurs descriptions souvent très graphiques de relations homosexuelles, et leur appel commun à défier les codes de la masculinité noire, souvent hypersexualisée et criminalisée.

Margot Reyraud (Université Bordeaux Montaigne) s’est ensuite attachée à l’impact de l’émission de téléréalité Ru Paul’s Drag Race sur la communauté drag et la culture pop en général.  L’art drag interroge la féminité comme performance et l’art comme parodie des normes de genre et de la culture hétérosexuelle. Cependant, Reyraud souligne le mouvement de normalisation du drag auquel participe activement Ru Paul avec sa célèbre émission. Les drags doivent correspondre à ce modèle de glamour, savoir chanter, danser, coudre ou jouer la comédie, dans un modèle calqué sur les normes de la féminité. Cette codification exemplaire est controversée, nous rappelle Reyraud, car elle crée aussi des exclusions, notamment transphobes, essentialise le drag et invisibilise d’autres pratiques et d’autres identités.

La performance des identités minoritaires est l’objet de Dany Jacob (Michigan Technological University). Il analyse le rôle que joue l’artiste noir Todrick Hall dans le dialogue autour des récits sur l’identité. Hall est à l’intersection des identités périphériques de l’homme noir et gay. En remontant l’historique de la carrière de l’artiste, Jacob suggère cependant une dépolitisation autour de la représentation des personnes noires et des homosexuels. En effet, Hall ne semble retenir que deux modèles d’homosexualité possibles : le « baiseur » et la « drag queen ». De même, Jacob souligne le fait que dans les vidéoclips de Hall, la figure de la femme noire est souvent instrumentalisée dans un but esthétique ou comique, très conforme aux visions stéréotypées des populations dominantes. En conclusion, pour RuPaul comme pour Hall, la rançon du succès commercial et du processus de normalisation semble être une perte progressive du potentiel subversif de l’artiste.

Le dixième et dernier atelier de ce colloque, intitulé « L’écriture et la déconstruction des dynamiques de genre et de race », a permis d’ouvrir toutes les réflexions de ces derniers jours au champ de la littérature. Julien Brugeron (Université Paris Nanterre) a rapproché les travaux de poètes du collectif états-unien Button Poetry et ceux de poètes du Poet’s Passage, un café-musée à Porto Rico. Brugeron analyse la condamnation sans appel des différents systèmes d’oppression patriarcaux et capitalistes dans une sélection de poèmes. Les textes sont liés par un même refus du productivisme et de la marchandisation de corps marginalisés par leur transidentité ou bien leur présentation de genre. Les poètes forment une économie poétique de soi : pouvoir se dire soi-même avec sa propre monnaie d’échange, qui est l’économie du langage. Brugeron offre ainsi une lecture interculturelle et anticapitaliste du genre. 

Oscar Gamboa Duran (Université Sorbonne Nouvelle) a traité de la plasticité des pratiques corporelles et de l’anomie de genre dans les récits de l’autrice vénézuélienne Gisela Kozak. Dans En Rojo (2011), Kozak présente de brefs récits choraux situés dans le Venezuela des années 2000 et 2010, où dominent la masculinité toxique, l’exclusion homophobe et transphobe. L’autrice y dépeint une situation d’« anomie », la carence de normes dans un environnement empreint de criminalité. Dans Todas las lunas (2011), elle bâtit un monde post-racial, post-patrie et post-patriarcat, où une communauté déstabilise les normes familiales, hétérosexuelles et monogames. Les deux œuvres comparées ici sont deux manières critiques de présenter un état productif d’anomie et d’instabilité, la première hyperréaliste, la seconde utopique. Les récits de Kozak construisent le genre comme une « communauté imaginée » (Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflexions on the Origin and Spread of Nationalism /L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, 1983), régie par l’hétéronormativité : un ensemble de normes qui se révèle être contingent, fragilisé et apte à se transformer.

Giulia Manera (Université de Guyane) a proposé une réflexion sur les figures de femmes « perdues » et de femmes « non liées », veuves et vieilles filles, dans un corpus de livres écrits par des femmes brésiliennes des années 1930 et 1940. Ces décennies sont marquées par la dictature de l’État Nouveau : une période répressive de restructuration d’une vision patriarcale et coloniale, où l’on brûle des romans d’opposants politiques sur la place publique. Pourtant, Manera souligne qu’un certain nombre de romans de femmes de l’époque portent une critique de l’identité féminine traditionnelle au moment même où le genre féminin est cristallisé dans le rôle d’épouse et de mère dans un processus normatif. Parmi leurs héroïnes, on trouve de jeunes amoureuses qui déchantent face à la violence domestique de leur compagnon, des femmes prisonnières de leur propre respectabilité, ou bien encore des figures de prostituées qui ne sont dépeintes ni comme des corruptrices diaboliques ni comme des victimes de leur destin. Manera conclut en soulignant que rien ne survit de l’amour et du sentimentalisme qui était le cœur de cette littérature féminine auparavant : les récits de ces écrivaines deviennent des espaces de critique de l’ordre social et moral, de résistance et d’auto-détermination.

Agustina Mattaini (Université Paris 8 Vincennes–Saint-Denis, Université de Lille) poursuit ces réflexions sur les figures féminines avec l’étude d’Aleana (1979) de l’auteur argentin José Sbarra, une figure emblématique de la contre-culture à Buenos Aires dans les années 1980. Aleana est une publication autogérée qui a probablement joué un rôle dans les menaces anonymes qui poussèrent Sbarra à s’exiler en Espagne en 1982. Mattaini met en lumière l’aspect queer de l’héroïne éponyme du roman, selon l’acception de Sarah Ahmed : « une relation oblique à un monde droit ». En effet, Aleana est une vieille fille rabat-joie qui proclame des discours dans les rues de Buenos Aires, où elle rencontre d’autres personnages qui, tout comme elle, échouent à s’adapter aux normes de la famille nucléaire et de l’État. Mattaini montre que la charge subversive du roman tient à la figure négative d’Aleana dont il faut toutefois souligner la force critique par sa présence dérangeante.

Ces trois belles journées se sont achevées avec la conférence plénière de Sandra Hernandez, professeure en littérature latinoaméricaine et caribéenne à l’Université Lumière Lyon 2, intitulée « Processus de décolonisation, afroféminismes et déracialisation. Mémoires et écritures ». Dans une première partie, Hernandez a proposé un voyage sous forme de « femmage » dans le monde critique et militant des féministes, d’Angela Davis à Elsa Dorlin, en passant par Sojourner Truth, Toni Morrison et Françoise Vergès. Elle y souligne l’ironie d’un système esclavagiste qui a permis aux femmes noires d’exprimer des revendications égalitaires : elle présente à la fois le féminisme universaliste comme mouvement d’exportation colonial ainsi que le long combat pour décolonialiser les luttes féministes. Dans un second temps, Hernandez s’arrête sur trois voix de l’afroféminisme cubain : Nancy Morejon, poétesse et essayiste, Daisy Rubiera Castillo, historienne et anthropologue, et Zuleica Romay, sociologue autrice de Cepos de la memoria, un essai sur l’empreinte laissée par l’esclavage dans les pratiques et l’imaginaire cubain. Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses publications remettent à l’honneur l’historiographie concernant l’histoire de l’esclavage et les conflits de race à Cuba. La fresque esquissée par Hernandez montre la pluralité des discours scientifiques (histoire, sociologie, anthropologie) et artistiques (romans, poésie, chansons, théâtre, cinéma, peinture) nécessaire pour parvenir à saisir la culture de résistance cubaine. Hybride et créolisée, cette culture doit être dépeinte dans une multiplicité de teintes, loin du message rassembleur selon lequel il existerait une seule et même « color cubano », revendiquée par le poète Nicolas Guillén en 1931.

Remarques conclusives : dynamiques plurielles

Reporté deux fois du fait des conditions sanitaires de la pandémie de Covid-19 et finalement organisé en ligne, ce colloque aurait pu ne pas exister. Il faut donc saluer le travail et la persévérance du comité d’organisation, du comité scientifique et de tou·te·s les intervenant·es, qui ont su faire vivre trois jours de conférences d’une grande finesse intellectuelle et humaine. L’ambitieuse transdisciplinarité du colloque a d’autant mieux permis l’exploration de la pluralité des langues, des rapports et des espaces des Amériques. Imbriquant des perspectives juridiques, historiques, psycho-sociologiques ou encore littéraires, les trois journées ont fait dialoguer des questions intersectionnelles à travers de nombreux supports et à partir d’une multiplicité d’approches. En outre, l’apport des doctorant·e·s et jeunes docteur·e·s sur les dynamiques de genre, de sexualités et de racialisation a contribué à la richesse et diversité de ces échanges passionnants.

[1] Amy Erdman Farrel, Fat Shame: Stigma and the Fat Body in American Culture, New-York, NYU Press, 2011.

[2] Deux mouvements originaires d’Amérique Latine. Ni Una Menos est apparu en Argentine avant de s’étendre dans le reste du continent sud-américain et milite contre les violences de genre. Le mouvement Ele Não, créé au Brésil, avait pour but de manifester contre l’élection de l’actuel président brésilien, Jair Bolsonaro.

[3] « Réseau de Femmes Travailleuses du Sexe d’Amérique Latine et de la Caraïbe ».

Auteur

Diego Henrique Dos Santos Alves est doctorant à l’Université Gustave Eiffel sous la direction du Professeur Jean-Paul Rocchi. Ses travaux de recherche s’articulent autour de l’œuvre littéraire de James Baldwin et plus particulièrement aux représentations de la masculinité telles qu’on les y retrouve. Son projet de thèse s’intitule Religion, Blues et Masculinité : la théologie queer dans l'œuvre romanesque de James Baldwin.

Constance Robert-Murail est une ancienne élève de l’ENS de Lyon, reçue à l’agrégation d’anglais en 2016. Elle a travaillé deux ans comme doctorante à l’Université Gustave Eiffel sous la direction du Professeur Jean-Paul Rocchi. Ses intérêts de recherche incluent les études culturelles africaines-américaines, les représentations de l’adolescence depuis la Seconde Guerre mondiale, les liens entre cinéma et roman en vers et la santé mentale. Depuis 2021, elle se consacre à l’écriture pour la jeunesse. Avec Marie-Aude Murail, elle co-signe en 2023 un roman jeunesse, Sauveur & Fils saison 7, qui suit les consultations et la vie privée d’un psychologue clinicien pour enfants et adolescents. Elle est également compositrice et chanteuse pour le duo Silsaë, animatrice d’ateliers d’écriture, conférencière et interprète français-anglais lors de rencontres littéraires.

Pour citer cet article

Diego Henrique Dos Santos Alves, Constance Robert-Murail, Colloque « Dynamique de genre, sexualité et racialisation dans les Amériques », ©2023 Quaderna, mis en ligne le 20 octobre 2023, url permanente : https://quaderna.org/6/colloque-dynamique-de-genre-sexualite-et-racialisation-dans-les-ameriques/

Colloque « Dynamique de genre, sexualité et racialisation dans les Amériques »
Diego Henrique Dos Santos Alves
Constance Robert-Murail

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