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# 06 Nord magnétique

Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE,

Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes. Traduction et édition critique

Paris, Classiques Garnier, 2022, 462 p., 36 €

Texte intégral

Catherine Mazellier-Lajarrige rappelle le rôle central joué par l’Autrichien Hermann Bahr dans le regain d’intérêt de la Vienne du tournant du siècle pour le « jeu muet ». À Paris, où il séjourne fréquemment à partir de 1888, Bahr constate le succès populaire que connaît la pantomime, notamment dans le « Cercle Funambulesque » avec le personnage de Pierrot devenu au fil du temps un caractère complexe et mystérieux, porteur de l’idéal romantique. Pour la modernité parisienne, la nouvelle pantomime doit s’inspirer de la théorie wagnérienne de l’œuvre d’art totale par « une adaptation constante et étroite de la phrase musicale à la situation scénique ». Bahr tire les leçons de son expérience parisienne dans un essai paru en 1890 dans la revue Deutschland, qu’il conclut par le souhait que la pantomime à venir réalise une « synthèse des arts ». Comme exemple à suivre, il cite en particulier L’Enfant prodigue de Marcel Carné (musique d’André Wormser), mélange de commedia et de parabole biblique sécularisée, qui connaît un énorme succès populaire à Paris, en province et à l’étranger, et inspire Karl von Levetzow pour sa pantomime Les deux Pierrots (comme toutes les pantomimes retenues pour cette anthologie, celle-ci est précédée d’une éclairante « présentation »). Bahr s’essaie lui-même à la pantomime avec notamment La Pantomime du brave homme et La Belle Jeune Fille. L’engouement de Bahr pour la pantomime parisienne lui vaut les railleries de Karl Kraus dans son pamphlet de 1897 La littérature démolie (Die demolierte Literatur) mais aussi de nombreux émules, en particulier Arthur Schnitzler qui découvre en 1897 les cabarets parisiens, notamment ‘Le Chat noir’, fondé à Montmartre en 1881 par Rodolphe Salis, et Frank Wedekind qui s’inspire des spectacles parisiens de cirque et de variétés pour son premier ballet-pantomime Les Puces (1892).

La pantomime parisienne essaime dans les années 90 parmi les artistes de la ‘Jeune Vienne’ aspirant à un renouvellement de l’art dramatique par le recours au jeu muet. C’est ainsi que Schnitzler habille de tenues composites les personnages dans Le Voile de Pierrette – ou que, dans Les métamorphoses de Pierrot, il « transporte » un Pierrot dandy de la Décadence dans un lieu typiquement viennois, le ‘Wurstelprater’. Il s’agit, comme le faisaient déjà des textes antérieurs de Schnitzler tel La Ronde (1900), de dénoncer les « poses » sociales et le mensonge. Le Pierrot de la pantomime viennoise, souligne Catherine Mazellier-Lajarrige, n’a pas la « noirceur macabre » du Pierrot vu par Hennique, Huysmans ou Margueritte : même dans Le Voile de Pierrette de Schnitzler, ce n’est pas lui mais Arlequin qui donne le poison à Pierrette, concluant ainsi tragiquement une ronde joyeuse. Dans le Pierrot hypnotiseur de Beer-Hofmann, Le Disciple de son ami Hofmannsthal et Le Sphinx de Levetzow, le Pierrot se distingue aussi de son modèle parisien par son « hybridation » avec le personnage du savant, avatar du dottore des masques italiens, et renvoie, avec son aspiration à l’éternelle jeunesse, au Faust de Goethe. Au cœur des trois pantomimes, le phénomène de l’hypnose étudié par Charcot et Bernheim, qui met en question la notion de libre-arbitre, intéresse en cette fin de siècle nombre d’intellectuels et nourrit les théories de Joseph Breuer et Sigmund Freud. Par ailleurs, il n’y a pas dans l’aire germanophone de recherche « d’équivalence rigoureuse » entre le geste et le mot ; la gestuelle vise à exprimer directement des sentiments et des actions, court-circuitant « la pensée analytique et sa formulation verbale ».

En effet, le renouveau de la pantomime dans l’espace germanophone coïncide avec une critique radicale du langage initiée par Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, texte publié en 1896 mais rédigé dès 1872-1873. Friedrich Mauthner la reprend à son compte dans ses Contributions à une critique du langage publiées en 1902-1903, suivi par nombre d’auteurs, tel Hugo von Hofmannsthal dans sa fameuse Lettre de Lord Chandos (1902). Fasciné par les « tableaux vivants », pratique de la bonne société de la Vienne fin de siècle, Hofmannsthal expérimente des modes d’expression extra-linguistiques comme la danse, la pantomime et l’opéra. Sa rencontre avec Grete Wiesenthal, célèbre danseuse du ballet de l’opéra de Vienne jusqu’en 1907, et ses sœurs Else et Bertha est décisive. Hofmannsthal les recommande à Max Reinhardt, qu’elles partent rejoindre à Berlin en 1908. Dans la mise en scène par Reinhardt de Lysistrata, comédie d’Aristophane, Grete exécute une tourbillonnante danse des Bacchantes pour laquelle « chaque geste est mûrement pesé, dans l’élaboration d’un langage authentique et individuel ». Pour Hofmannsthal, la pantomime devait permettre une régénération du théâtre, un retour à un état d’unité et de grâce, à une « ‘seconde naïveté’ […] proche de celle qu’évoque Kleist dans son essai Sur le théâtre de marionnettes ». Hofmannsthal va réaliser son projet avec le metteur en scène Max Reinhardt, faisant de Berlin, en coopération avec Hermann Bahr, le centre de gravité de la nouvelle pantomime.

D’abord acteur dans les faubourgs de Vienne, puis à Salzbourg, Reinhardt joue à Berlin à partir de 1894, y fonde le cabaret ’Schall und Rauch’ (Bruit et fumée) et dirige de 1903 à 1906 le ‘Neues Theater’ où il réalise ses premières mises en scène. Il définit le metteur en scène comme un « chef d’orchestre, soucieux des instruments que constituent les corps des comédiens et de l’harmonie de l’ensemble, au sein d’un rituel partagé entre la scène et le public ». À partir de 1910, Reinhardt met en scène trois pantomines : Sumurûn de Friedrich Freksa, ainsi que Das Mirakel (Le Miracle) et Eine venezianische Nacht (Une nuit vénitienne), pantomimes de Karl Vollmoeller, créées à Londres en 1912. Alors qu’Hofmannsthal s’intéresse d’abord au jeu mimique, supposé refléter fidèlement l’âme humaine, Reinhardt, admirateur de la commedia dell’arte, attend de l’acteur que, par la maîtrise de la gestuelle, il se rapproche de la « sur-marionnette » décrite comme un idéal par le metteur en scène et décorateur Edward Gordon Graig dans son essai de 1908 The Actor and the Über-Marionette. Par ailleurs, les pantomimes conçues en Allemagne mettent en avant un univers imaginaire, voire fantastique, alors que la sphère viennoise est influencée davantage par le « modèle pierrotique ». Ainsi Pierrot est certes encore présent dans la pantomime de William Wauer Die vier Toten der Fiametta (Les quatre morts de Fiametta) jouée en juin 1911 au ‘Kleines Theater’ de Berlin, mais c’est Fiametta qui est au cœur de l’action, cristallisant les débats et les peurs de la « guerre des sexes » dans le sillage d’Otto Weininger et de son ouvrage Sexe et caractère (1903).

La pantomime fin de siècle, explique encore Catherine Mazellier-Lajarrige, se fonde à la fois sur le langage du corps, qui peut être universellement compris, et sur la musique, autre langage universel. L’archétype en est la danse-pantomime imaginée par Hofmannsthal et réalisée par Grete Wiesenthal. Si la musique des pantomimes – dont la plupart des partitions ont été perdues – mêle le plus souvent des danses et des airs populaires, celle composée par Herwarth Walden pour Les quatre morts de Fiametta était, à en juger par les critiques de l’époque, novatrice et « résolument dramatique ». À la manière du leitmotiv wagnérien, la musique sert à caractériser les personnages par le biais de motifs et de thèmes. Elle est parfois intégrée au texte même, comme la fanfare qui ponctue les exploits de l’hercule dans L’Impératrice de Terre-Neuve. Parfois, comme dans Le Voile de Pierrette, des musiciens figurent parmi les personnages, créant un effet de mise en abyme. Certaines pantomimes donnent à la musique une place majeure. C’est le cas de la mise en scène par Reinhardt du Miracle de Vollmoeller, où la partition structure l’action, différencie les espaces scéniques et les caractères par le biais des tonalités, renforce la mimèsis à travers le timbre des instruments ou la dramaturgie propre au « geste » musical. Cet « enveloppement sonore » était d’autant plus efficace que, dans la mise en scène de Reinhardt, le public était placé au centre de l’espace scénique.

Catherine Mazellier-Lajarrige consacre aux « lieux de la pantomime » des pages aussi passionnantes que bien documentées. Le « métissage des arts » pratiqué par la pantomime fin de siècle s’accompagne d’une polyvalence des lieux de spectacles. Le théâtre de l’espace germanophone s’inspire là aussi de l’exemple parisien, tout en prolongeant la tradition des Polkakneipen et des Singspielhallen. Le célèbre ‘Chat noir’ de Montmartre inspire le ‘Überbrettl’ ouvert à Berlin en 1901 par Ernst von Wolzogen, ainsi que le cabaret littéraire munichois ‘Die Elf Scharfrichter’ dans lequel Frank Wedekind est, au début, l’un des onze « bourreaux ». Le cabaret avait un double avantage : il était dispensé de licence de théâtre et échappait plus facilement à la censure. À Vienne, le cabaret ‘Fledermaus’ (Chauve-souris) ouvert en 1907 dans la Kärtnerstraße propose, huit mètres sous terre, des variétés mêlant poésie, chansons, spectacles de danse et pantomimes. Mais le mouvement sécessionniste affectionne aussi les spectacles en plein air, que ce soit dans le jardin du castel de Marie-Thérèse ou dans le parc Dreher situé dans l’arrondissement de Meidling, où Koloman Moser et Josef Hofmann organisent en juin 1907 une fête avec, au programme, une pantomime de Max Mell La Danseuse et la Marionnette. Avec l’exaltation de la nature et la libération des corps, le théâtre de verdure connaît un regain d’intérêt : un jardin est aménagé sur le terrain du ‘Konzerthaus’ de Vienne à l’occasion de l’exposition d’art des jardins de 1908, avec un espace scénique aménagé notamment pour la représentation de pantomimes de Max Mell : La Danseuse et la Marionnette, déjà citée, et Le Voile argenté. Autre lieu de spectacle populaire, le cirque, dédaigné par la bourgeoisie cultivée, accueille volontiers des pantomimes. Si Frank Wedekind échoue à faire représenter dans un cirque son Impératrice de Terre-Neuve, Reinhardt multiplie les spectacles de masse, que ce soit au cirque Schumann de Berlin ou à l’Olympia Hall de Londres.

La pantomime moderne vise à supplanter le langage verbal par une gestuelle jugée plus apte à rendre compte de phénomènes intérieurs. Mais, paradoxalement, elle se fixe et se transmet par des textes littéraires signés par leur auteur (le premier en France à le faire est un certain Champfleury qui reconnaît en 1846 la paternité de Pierrot valet de la mort), qui n’ont pas une pure fonction explicative ou descriptive. Outre leur fonction de structuration en scènes ou en tableaux et parfois précédés d’un prologue, ils prennent souvent la forme de « crypto-dialogues » qui fournissent des traits psychologiques dont peuvent se nourrir les acteurs dans leur jeu muet. De même, les metteurs en scène et les décorateurs avaient l’embarras du choix devant la profusion d’indications fournies. Mais comment transposer en gestes les jeux de mots, les figures de style, les assonances présents dans certains textes ? Sur ce point encore, Hofmannsthal occupe une place à part. Son livret pour Amour et Psyché, en particulier, n’est pas le récit d’une histoire ni une description de ce qui se passe sur la scène, mais une « condensation poétique laissant la préséance au jeu muet ». Le succès international des mises en scène de textes pantomimiques par Max Reinhardt est stoppé par la Première Guerre mondiale. Il a un prolongement chez Hofmannsthal sous la forme de son projet salzbourgeois de « théâtre du monde » et, en coopération avec Reinhardt, par la création en 1922 d’un société pantomimique qui n’a survécu que quelques années. Les textes traduits, judicieusement replacés dans leurs contextes, montrent à quel point les pantomimes fin de siècle ont aussi dans l’espace germanophone revivifié l’ensemble des arts de la scène.

Auteur

Maurice Godé est professeur émérite de langue et littérature allemandes à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, où il a dirigé de 1992 à 2008 l’équipe de recherche « Études germaniques et centre-européennes ». Spécialiste de la littérature et de l'histoire des idées dans l'espace germanophone du XXe siècle, il a édité une douzaine d’ouvrages collectifs, tels que Berlin-Vienne, métropoles de la modernité (avec Jacques Le Rider et Ingrid Haag), Allemands, Juifs et Tchèques à Prague de 1890 à 1924 (avec Jacques Le Rider et Françoise Mayer) et Traduire, adapter, transposer (avec Roger Sauter). Auteur d’une centaine d’articles et de contributions en français et en allemand sur la littérature germanophone du XXe siècle, il a publié plusieurs monographies dont ‘Der Sturm’ d’Herwarth Walden ou l’utopie d’un art autonome (Presses Universitaires de Nancy 1990), L’Expressionnisme (PUF 1999) et Thomas Mann (Belin 2013).

Pour citer cet article

Maurice Godé, Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE,

Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes. Traduction et édition critique, ©2023 Quaderna, mis en ligne le 20 octobre 2023, url permanente : https://quaderna.org/6/catherine-mazellier-lajarrige-pantomimes-fin-de-siecle-en-autriche-et-en-allemagne-textes-et-contextes-traduction-et-edition-critique/

Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE,

Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes. Traduction et édition critique
Maurice Godé

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