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# 03 L'art de la discipline : disciples, disciplinarité, transdisciplinarité

Edwige Nault, L’avortement en Irlande : 1983-2013, Dimensions religieuses, socioculturelles, politiques et européennes, Paris, Peter Lang, 2015

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Cet ouvrage est issu de la thèse de doctorat d’Edwige Nault, soutenue en 2014 à l’Université Charles De Gaulle – Lille 3, sous la direction de Madame le Professeur Catherine Maignant. Bien construit, ce livre contient de nombreuses attentions pour les lecteurs : table des abréviations, double indexation, chronologie, table des matières détaillée, introduction et conclusion générales mais aussi introductions et conclusions de chapitres permettant des rappels méthodologiques et des pauses récapitulatives dans l’argumentation. L’auteure fait part de manière régulière de son questionnement et présente de manière engagée et explicite sa méthode d’investigation. La bibliographie thématique contient une grande variété de sources primaires et secondaires. Les nombreuses annexes sont de consultation aisée. Dans son introduction, Edwige Nault présente les aspects novateurs de son étude en exposant la problématique retenue : « l’originalité de cette recherche est l’approche de la question de l’avortement comme un moyen d’observation privilégié [du processus de sécularisation en Irlande] » (p.21). Elle y définit des concepts-clés : « postmodernité », « ultramodernité », « enculturation » avec un point de focalisation sur la notion de « sécularisation ». Elle donne plusieurs définitions de ce terme complexe et inclut une variable de contextualisation historique, sociale et culturelle. La sécularisation est présentée tel un mouvement entraînant une perte d’influence de l’Eglise sur la sphère privée. En effet, si l’Irlande reste encore profondément marquée par le catholicisme et si l’appartenance à cette religion reste élevée par rapport aux autres pays européens, l’Eglise y a cependant perdu de son hégémonie et n’a plus la force structurante ou régulatrice qui la caractérisait autrefois. L’effritement des valeurs fondamentales et la subjectivisation de la morale provoque un décalage avec la société fragmentée par de nouvelles manières de vivre, de penser et de croire.

L’Institution catholique irlandaise n’est plus considérée comme un modèle. La pratique est en baisse chez les jeunes notamment, surtout en milieu urbain. Les affaires de mœurs et de maltraitance médiatisées dans les années 1990 et 2000 ont largement fragilisé l’autorité de l’Institution et décrédibilisé ses sermons moralisateurs. Le débat sur la sécularisation demeure très actuel en Irlande. C’est pourquoi Edwige Nault indique que la prise de distance avec l’Institution catholique, et plus particulièrement l’opinion des Irlandais sur l’interruption volontaire de grossesse, peut être considérée comme un point de référence pour mesurer le degré de sécularisation dans le pays. La position de l’Eglise en matière d’avortement est restée immuable depuis les premiers siècles. S’opposant à l’interruption volontaire de grossesse dès la conception, elle s’appuie sur les Ecritures pour étayer ses arguments. En 1965, le Concile Vatican II rappela qu’il s’agissait de « crimes abominables » 1 et les condamna en tant que transgressions du cinquième commandement « Tu ne tueras point ». L’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme une fin ou un moyen de mettre un terme à une grossesse non désirée, qualifié de ‘pratique infâme’, reste sanctionné d’une peine canonique d’excommunication en tant que délit contre la vie humaine 2 . Toutefois, au sein de l’Europe, les mentalités changent et l’avortement tend à se normaliser. L’Irlande y fait figure d’exception 3 en limitant l’accès à l’IVG sur son territoire. L’avortement reste une préoccupation morale majeure. La libéralisation des mœurs et l’évolution du rôle tenu par la femme dans la société et au sein de sa famille expliquent l’ampleur du débat. Lors de son voyage en Irlande en septembre 1979, Jean-Paul II faisait le vœu que le pays « ne faiblisse jamais dans son témoignage, devant l’Europe et le monde entier, de la dignité et du caractère sacré de toute vie humaine, de la conception à la mort » 4 . Garant des valeurs, le Pape tint le discours du culte de la vie et se montra intransigeant. Il partit en croisade, définissant l’IVG comme « un meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont elle [était] effectuée ».

Edwige Nault prend soin de souligner que le processus de sécularisation n’aboutit pas à une sortie de la religion. La désinstitutionnalisation de la foi permet l’émergence de pratiques plus personnelles, ce qui nous amène à dire avec Charles Taylor que la sécularisation ne signifie pas la fin du religieux mais plutôt la liberté de considérer la croyance religieuse comme une option parmi d’autres pour répondre à des questions existentielles 5 . Le phénomène d’autonomisation de la conscience individuelle, étudié en première partie de l’ouvrage, facilite la « libéralisation des pratiques sexuelles […] communément admise comme l’un des indicateurs du recul de l’éthique morale catholique sur les comportements » (p. 21). Pour dresser le bilan de l’autorité de l’Eglise et pour établir le profil du « nouveau catholique » irlandais, l’auteure mène une analyse statistique et croise les résultats de nombreuses enquêtes d’opinions nationales et européennes. Elle opte pour une approche comparative avec l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Malgré les motivations exposées p. 31, on peut regretter que la Pologne en ait été écartée. En effet, la situation du pays et son évolution ultracontemporaine sont assez comparables. Le pouvoir de l’Eglise en Pologne est lié à l’opposition au communisme, ce qui nous ramène à l’époque où en Irlande, la ferveur catholique était un acte de résistance à l’oppresseur protestant. La Pologne est, comme l’Irlande, l’un des pays les plus pratiquants d’Europe et l’évolution de la pratique y connaît les mêmes tendances. Ce pays mène également une politique restrictive en ce qui concerne l’avortement. Enfin, on y trouve les mêmes problématiques d’objection de conscience du corps médical. Les débats sur les questions liées à l’éthique sexuelle ou reproductive sont à l’ordre du jour, notamment la fécondation in vitro. Cependant, l’approche comparative menée par l’auteure demeure pertinente et éclaire le lecteur, non sur l’exceptionnalité, mais sur les spécificités irlandaises dans un contexte européen.

La deuxième partie de cet ouvrage traite de l’autonomisation de l’Etat avec notamment un chapitre intéressant sur constitution, amendements, lois et référendums liés à l’avortement. Les évolutions sont posées clairement, de la Constitution de 1937 à nos jours avec la promulgation du Protection of Life During Pregnancy Act. L’ensemble est très documenté. Edwige Nault présente les étapes législatives, les conflits d’opinions, les consensus, compromis et confrontations entre Eglise, Etat et société. En effet, par l’Offences against the Person Act de 1861, l’interruption de grossesse était illégale en Irlande, tolérée uniquement sous son aspect thérapeutique lorsqu’il y avait danger pour la vie de la mère. Les paragraphes 58 et 59 de cette loi, applicable dès qu’il y avait intention d’avorter, criminalisaient l’avortement 6 . En 1983, l’article 40.3.3 de la Constitution vint renforcer cet interdit en reconnaissant à l’enfant à naître un droit à la vie égal à celui de sa mère (p. 85). Le droit pénal condamnait également ceux ou celles qui coopéraient à l’acte en le facilitant ou en le pratiquant. Suite à l’élection de Mary Robinson, féministe libérale, connue pour avoir mené différentes campagnes en faveur de la contraception, la législation catholique de l’Etat irlandais s’assouplit. L’affaire d’une jeune Irlandaise de 14 ans, victime d’un viol, connue sous le nom de X case, toucha particulièrement l’opinion (p. 95). En dépit de ses menaces de suicide, la Haute Cour lui refusa en première instance le droit de partir en Angleterre pour interrompre sa grossesse en vertu du 8e amendement à la Constitution du 7 octobre 1983. Les juges considérèrent que la menace qui planait sur la vie de l’enfant était une certitude, alors que le suicide de la mère n’était qu’une hypothèse. La Cour Suprême infirma cette décision et déclara que le risque de suicide représentait en lui-même une raison suffisante pour autoriser l’avortement. Le X case créa un précédent et le 25 novembre 1992, un référendum pour clarifier l’article 40.3.3 mobilisa toutes les autorités morales. Cependant, la question fut traitée en termes de droit : droit à la vie, droit de l’enfant à naître, droit de la mère. Les résultats concédèrent la liberté d’avorter à l’étranger ainsi que la libre information sur l’avortement. Les 13ème et 14ème amendements à la Constitution démontrèrent une évolution des mentalités et une perte d’autorité de l’Institution.

Les pressions sociales et politiques, celles des Nations unies notamment, entretiennent régulièrement le débat pour que la loi irlandaise évolue comme ce fut, par exemple, le cas au Portugal qui légalisa l’avortement par référendum en mars 2007. Ces évolutions libérales vont dans le sens d’une laïcisation. L’Etat, de plus en plus séculier, éloigne l’Eglise de la scène politique et clame son indépendance dans la gestion des affaires publiques. Cette autonomie revendiquée fait craindre à l’Eglise une légalisation puis une banalisation d’actes contraires à ses dogmes, d’autant qu’en juin 2013, lors de la présentation du projet de loi visant à autoriser l’IVG en cas de danger pour la vie ou la santé de la mère, le Taoiseach Enda Kenny s’exprimait en ces termes : « Je suis fier d’être ici en tant que représentant public, en tant que Premier ministre, qui se trouve être un catholique mais pas un Premier ministre catholique » 7 . La loi fut promulguée la même année en dépit d’une opposition très vive. Des milliers de manifestants défilèrent alors pour sauvegarder le « cœur et l’âme de l’Irlande », 8 démonstration spectaculaire de convictions pro-vie. Cependant, cette loi qui autorise l’avortement en cas de « risque réel et substantiel » pour la vie de la mère reste très restrictive.

Les constantes interventions de l’Eglise catholique d’Irlande et l’influence dont elle bénéficie encore sur les affaires de l’Etat agacent l’ONU. Les partisans du laïcisme, sans être anticléricaux, estiment que la religion fait obstacle aux avancées sociales car, pour eux, elle conditionne trop les mentalités et freine tout changement. Ils visent à dissocier les sphères politiques et religieuses. Ainsi, en juillet 2008, le Comité des Droits de l’Homme des Nations unies interpella-t-il le gouvernement irlandais pour que s’assouplisse la législation sur l’avortement et pour que la laïcité fasse son entrée dans le système scolaire. En effet, à terme, des enfants qui n’auraient pas reçu d’enseignement religieux pourraient devenir des citoyens moins sensibilisés aux problèmes d’éthique et donc moins réticents à approuver certaines réformes. La question de l’éducation à la sexualité fait l’objet d’une attention particulière et Edwige Nault établit les points positifs et les failles du système mis en place en Irlande. La question des naissances hors mariage et, de fait, des mères célibataires est soulevée au cours de l’analyse de la politique familiale de l’Etat qui montre que ce dernier se désolidarise de la doctrine de l’Eglise. Edwige Nault montre que cette prise de distance de l’Etat avec la morale catholique n’est pas maintenue à l’échelle internationale. « En dépit d’une autonomisation, nuancée, la position de l’Etat reste inflexible lorsque la question [de l’avortement] est traitée au niveau supranational. On peut évoquer un blocage identitaire qui pousse l’Irlande à revendiquer son exception européenne occidentale » (p. 125). Ainsi, dans la troisième partie, l’auteure dresse-t-elle un état des conflits entre droits constitutionnels irlandais et instances européennes. Les références aux procès et aux lois sont nombreuses et explicites. Le droit national prime sur le droit européen et international, comme le stipule le protocole n°17 annexé au Traité de Maastricht (p. 154) par le gouvernement irlandais. Le pays rejeta en 2008 le Traité de Lisbonne (p. 157) qui, entre autres, remettait en question l’illégalité de l’avortement. L’Irlande tient à garder son image de lion moral européen et continue de faire entendre ses convictions pour enrayer des processus légaux, si bien qu’il semble que l’Eglise garde encore une relation particulière avec son peuple, ce qui constitue une spécificité irlandaise propre à ralentir le processus de désinstitutionnalisation, de détraditionalisation et de laïcisation.

Dans sa conclusion, Edwige Nault soutient que « la pratique [cultuelle] s’apparente aujourd’hui plus à une pratique de nature culturelle, traditionnelle et familiale, qu’elle n’est l’expression du témoignage de sa foi, ou de sa dévotion, au Dieu monothéiste catholique ». Elle parle d’une société en cours de mutation, marquée par la privatisation de la croyance et le déclin de la foi et de la doctrine catholique sur la conscience individuelle.

La question de l’avortement reste source de tensions et nuit à une réflexion apaisée. Les opinions sont partagées en raison de la charge émotionnelle qu’elle diffuse. Elle relève plus de la passion que de la raison. Les mouvements féministes s’insurgent et revendiquent pour les femmes la propriété de leur corps. Pour l’Eglise, « toute légalisation de l’avortement implique l’idée que c’est la force qui fonde le droit ». 9 Les mouvements pro-vie, 10 très puissants en Irlande, partisans néo-conservateurs de la morale catholique, considèrent que légaliser l’interruption volontaire de grossesse serait un crime contre l’humanité. Ils ont parfois recours à des comparaisons terrifiantes et parlent de génocide ou de Shoah. Si de nombreux catholiques travaillent à ce que l’avortement ne soit pas banalisé, ces propos excessifs ne sont tenus que par une minorité. Ce livre, réalisé depuis le pays le plus laïque de l’Union européenne, offre une vision extérieure qui peut faire avancer la connaissance et nourrir la réflexion.

 

Notes    (↵ returns to text)

  1. Vatican II, Gaudium et Spes, 7 décembre 1965, 51.
  2. Catéchisme de l’Eglise catholique, 2322.
  3. Des politiques restrictives demeurent également en Pologne, à Malte et à Chypre.
  4. “May Ireland never weaken in her witness, before Europe and the whole world, to the dignity and the sacredness of all human life, from conception to death”, in JEAN-PAUL II, Discours à Limerick, septembre 1979.
  5. Taylor, Charles, A Secular Age, Belknap/Harvard University Press, 2007.
  6. Ils ne furent abrogés qu’en 2013.
  7. “I am proud to stand here as a public representative, who happens to be a Catholic but not a Catholic Taoiseach.”, in Kerry O’SHEA, “Prime Minister Enda Kenny says he is a Catholic but not a Catholic leader during abortion debate”, Irish Central, 13 juin 2013. Source : site internet d’Irish Central, [https://www.irishcentral.com/news/enda-kenny-tells-dail-he-is-a-catholic-but-not-a-catholic-taoiseach-during-abortion-debate-211437711-237596511.html#ixzz2rztiiDDm], consulté le 30 janvier 2014.
  8. Kerry O’SHEA, art. cit.
  9. Joseph RATZINGER, L’Europe de Benoît, Paris, Parole et Silence, 2007, p. 56.
  10. Ces mouvements sont de farouches défenseurs de la morale et des valeurs catholiques. On peut citer la Society for the Protection of the Unborn Child, l’Irish Family League, The knights of Saint Columbanus.

Auteur

Déborah Vandewoude est Docteure en Etudes irlandaises et Maître de Conférences à l’Université d’Artois/ESPE Lille Nord de France. Ses recherches portent sur le catholicisme irlandais, les mouvements alternatifs et les faits religieux.

Pour citer cet article

Déborah Vandewoude, Edwige Nault, L’avortement en Irlande : 1983-2013, Dimensions religieuses, socioculturelles, politiques et européennes, Paris, Peter Lang, 2015, ©2016 Quaderna, mis en ligne le 8 avril 2016, url permanente : https://quaderna.org/3/edwige-nault-lavortement-en-irlande-1983-2013-dimensions-religieuses-socioculturelles-politiques-et-europeennes-paris-peter-lang-2015/

Edwige Nault, L’avortement en Irlande : 1983-2013, Dimensions religieuses, socioculturelles, politiques et européennes, Paris, Peter Lang, 2015
Déborah Vandewoude

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